Les pêches au Québec : regard vers l’avenir
Par Gabriel Bourgault-Faucher
Chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine
Alors que les pêches maritimes au Québec traversent une crise majeure, il est de plus en plus évident que le modèle économique privilégié jusqu’à ce jour n’est pas adapté à la situation. Fondé sur le prélèvement de grandes quantités de quelques espèces, leur faible transformation et leur exportation massive, la question n’est pas de savoir si ce modèle évoluera, mais plutôt quand et comment il évoluera. Pour voir venir et orienter en un sens favorable ce changement, il faut identifier les voies d’avenir dans les pêcheries maritimes. Le présent article pointera quelques-unes de ces voies à suivre qui s’élaborent déjà, en nous appuyant à l’occasion sur des exemples concrets pour illustrer notre propos.
La diversification des captures : pêcher moins, mais mieux
Sur le plan de la capture, le modèle économique des pêcheries repose sur le prélèvement massif d’une poignée d’espèces. Au cours des cinq dernières années (2019-2023), 99 % des débarquements, en quantité, ont porté sur 18 espèces seulement1. Cela entraîne une concentration de l’effort de pêches et une pression énorme sur ces ressources, de même qu’une surspécialisation des activités qui rend les pêcheurs et leurs communautés vulnérables en cas d’effondrement2.
Or, on recense près d’une centaine d’espèces de poissons et fruits de mer comestibles dans les eaux du Saint-Laurent3, sans compter les 346 espèces de macroalgues, toutes également comestibles4. C’est dire à quel point l’industrie ne repose que sur une infime partie des richesses de notre garde-manger marin.
Le mot-clé pour l’avenir des pêcheries est la diversification. Les changements climatiques et le bouleversement de l’écosystème marin du Saint-Laurent nous y invitent déjà : le déclin et l’abondance des espèces varieront de manière brusque et imprévisible.
Il faut se préparer en conséquence, en cessant de faire reposer les pêcheries sur quelques espèces. Il faut pour cela développer de nouvelles pêcheries autour d’espèces méconnues, peu ou pas exploitées. Cela nécessite de concevoir des stratégies de valorisation des produits mieux adaptées, ainsi que de développer des engins de pêche et des bateaux plus polyvalents.
En parallèle, il faut sortir d’une approche misant principalement sur les quantités prélevées pour aller vers la qualité. Lors d’entretiens réalisés en Gaspésie à l’automne 2022, l’expression « pêcher moins, mais mieux » est ressortie à plusieurs reprises de la bouche d’intervenants du milieu lorsque questionnés sur les horizons à suivre pour l’avenir des pêcheries5.
Qu’est-ce que l’approche écosystémique dans les pêches ?
Au Canada, les pêcheries commerciales se sont historiquement développées autour d’une approche monospécifique, c’est-à-dire qu’on cible une seule espèce à la fois, de manière la plus sélective possible. C’est en quelque sorte le pendant, en agriculture, de la monoculture. Du côté des sciences de la mer, cela s’est traduit par l’élaboration de modèles prédictifs centrés sur une seule espèce. En cherchant à isoler le comportement et l’évolution de la biomasse de cette espèce, on vise à outiller les décideurs afin qu’ils puissent mettre en place les meilleures mesures de gestion.
Cependant, au fur et à mesure que les bouleversements dans l’écosystème marin du Saint-Laurent s’amplifient, cette gestion en silo devient de plus en plus insoutenable, pour la simple et bonne raison qu’elle ne tient pas compte des interactions et des interdépendances entre les espèces.
Ainsi, la diversification des pêcheries au Québec passe par la mise en place d’une approche écosystémique. Cette dernière a pour intérêt de considérer l’écosystème dans son ensemble : le vivant, le non-vivant et les activités humaines. Cette prise en compte globale des différents facteurs s’influençant mutuellement permet d’instaurer des mesures de gestion de la pêche favorisant l’équilibre et la reproduction de l’écosystème dans le temps, au bénéfice des communautés humaines, notamment celles dépendant de la pêche, et de tous les êtres vivants le peuplant. En d’autres mots, l’approche écosystémique est la porte d’entrée pour des pêches multi-espèces gérées de manière durable.
L’approche écosystémique des pêches a été définie pour la première fois en 1995 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Dans les années 2000, l’Union européenne a commencé à établir un tel cadre de gestion. Au Canada, le MPO (Pêches et Océans Canada) est actuellement – et tardivement – en train de développer une telle approche.
Une transformation axée sur la valeur ajoutée et la polyvalence
La capture et la transformation sont des vases communicants : les transformateurs de poissons et fruits de mer sont confrontés à la même vulnérabilité que les pêcheurs en raison de leur surspécialisation et des perturbations dans l’écosystème marin du Saint-Laurent. Les quantités sur lesquelles ils misaient par le passé pour se développer ne sont plus forcément au rendez-vous. L’approvisionnement des usines devient en ce sens précaire et incertain6.
Si du côté de la capture il faut prioriser la diversification, cela implique, du côté de la transformation, de se préparer à la polyvalence. Cela implique de traiter plusieurs espèces, en plus petite quantité, et d’être en mesure de passer rapidement d’une espèce à l’autre au sein d’une même unité de production.
Pareillement, pêcher moins mais mieux nécessite, pour les transformateurs, de sortir à leur tour d’une approche basée sur la quantité pour favoriser la qualité. Cela doit mener à des activités de valorisation, incluant davantage la deuxième et la troisième transformation, encore marginales à l’heure actuelle. Là aussi, il s’agit d’un horizon pointé par plusieurs intervenants rencontrés en Gaspésie à l’automne 20227.
Source : Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie
Atténuer la pénurie de main-d’œuvre par un travail plus stimulant et mieux qualifié
Dans les usines de transformation de produits marins, la pénurie de main-d’œuvre est le prétexte généralement évoqué pour justifier le recours aux travailleurs étrangers temporaires. S’il est vrai que le Québec maritime est aux prises avec un déclin démographique et un vieillissement accéléré de sa population8, cette pénurie de main-d’œuvre n’est pas uniquement quantitative : elle est aussi qualitative. Il ne manque pas seulement de personnes pour travailler, il manque de personnes désireuses de travailler dans les conditions d’emploi et de travail actuellement proposées par les transformateurs9. En d’autres mots, nous sommes devant une pénurie de main-d’œuvre bon marché (cheap labor)10.
L’avenir de la transformation des produits marins pourraient toutefois changer la donne. Remonter la chaîne de valeur par la deuxième et troisième transformation, ainsi que tendre vers des activités plus artisanales sont susceptibles d’entraîner une requalification et une revalorisation du travail. Des tâches plus stimulantes, moins répétitives et pénibles, tout comme de meilleures conditions d’emploi (horaires, salaires, etc.), pourraient permettre d’attirer plus de main-d’œuvre locale dans ce secteur.
Une mise en marché de proximité
Pour terminer avec la mise en marché des produits marins, le modèle économique actuel privilégie l’exportation. Une exportation qui se concentre de manière croissante sur un seul marché, les États-Unis, et qui rend toute l’industrie vulnérable aux aléas de la conjoncture politico-économique mondiale11.
Conjointement, il y a une forte demande en poissons et fruits de mer au Québec. Si du jour au lendemain nous voulions nous nourrir uniquement avec les produits d’ici, nous ne pourrions répondre qu’entre 20 à 35 % de la demande actuelle12. En outre, les Québécoises et les Québécois sont de plus en plus soucieux de s’approvisionner localement, en circuit court et de manière responsable13.
Les distributeurs, bien au fait de la situation, montrent un intérêt grandissant envers les produits aquatiques du Québec14. Malgré cela, 86 % des produits aquatiques vendus au Québec demeurent importés. Des produits qui posent souvent problème d’un point de vue social, environnemental ou sanitaire15.
Pour les pêcheries de demain, il y a ainsi lieu de nourrir les gens d’ici d’abord, en priorisant les marchés locaux, régionaux et national. Il ne s’agit pas de cesser les exportations, mais plutôt d’augmenter significativement la part de ce qui est pêché ici dans nos assiettes, en substituant une partie des importations.
En même temps, il y a de la place pour développer de nouveaux circuits de distribution, comme les circuits courts, tout en raccourcissant les chaînes actuelles. L’approvisionnement des services alimentaires institutionnels (garderies, écoles, hôpitaux, etc.) est certainement ici une avenue prometteuse. Souvent sous la responsabilité de l’État, ils jouent un rôle d’exemplarité, c’est-à-dire qu’ils montrent la voie à suivre, autant pour les individus que les entreprises. Ils sont susceptibles de contribuer à l’éducation et à la sensibilisation de la population, de même qu’au changement des habitudes alimentaires. Des circuits alternatifs comme les pêches et l’aquaculture soutenues par la communauté (PASC) sont aussi à envisager.
Une fois de plus, commercialiser davantage les produits aquatiques du Québec sur le marché domestique est un horizon de développement abondamment évoqué par les intervenants de la Gaspésie16. C’est de cette façon que les pêches pourront plus largement conforter l’autonomie et la sécurité alimentaire du Québec.
Les pêcheries et l’aquaculture soutenues par la communauté (PASC)
Les PASC sont un mode de commercialisation inspiré par l’agriculture soutenue par la communauté (la fameuse formule ASC, qui prend souvent la forme de paniers de légumes ou de colis de viande), mais adapté à la réalité des pêcheries. Ainsi, les PASC permettent d’acheter, en début de saison, une partie des captures des pêcheurs ou des produits des transformateurs. Ces acteurs peuvent d’ailleurs se regrouper afin de diversifier l’offre, déjouer les imprévus et mutualiser les infrastructures et les équipements, notamment pour le transport et l’entreposage. Ces produits sont livrés à une certaine fréquence dans des points de vente collectifs. Il s’agit d’un excellent moyen pour favoriser la diversification des captures, la valorisation des prises accidentelles, la transparence dans la chaîne d’approvisionnement et un prix juste. Cette formule, qui repose sur le partage des risques avec les entreprises17, permet à ces dernières de se prémunir contre la volatilité des prix et une trop grande dépendance à l’égard des circuits de distribution conventionnels et des marchés étrangers. En somme, les PASC ont des retombées économiques, sociales et environnementales multiples18 et peuvent prendre plusieurs formes pour être adaptées à différentes réalités19.
Les PASC connaissent un véritable engouement aux États-Unis, en Europe et même ailleurs au Canada. En Amérique du Nord, la première PASC a vu le jour en 2007. En 2014, on en recensait déjà 32, tandis qu’en 2021 elles étaient 59. En 2024, ce sont désormais 73 PASC en activité qui livrent leurs produits dans plus de 650 points de chute20. Skipper Otto, une PASC établie à Vancouver, qui regroupe une quarantaine de pêcheurs et qui livre ses produits dans plus de 104 endroits à travers le Canada, ouvre cette année un point de chute à Montréal. Il s’agit, à notre connaissance, de la toute première PASC au Québec. Espérons que ce ne soit pas la dernière, puisqu’il y a un potentiel certain pour y déployer plus largement la formule21.
Un soutien institutionnel et financier est nécessaire pour changer de modèle
En conclusion, faire évoluer le modèle économique de nos pêcheries implique d’opérer dès maintenant un changement dans le mode de soutien au développement des entreprises. Ce changement doit se concrétiser par une transformation des soutiens institutionnels et financiers accordés actuellement aux acteurs du secteur. Cela devra passer notamment par un changement dans les critères de délivrance des permis et des quotas de pêche ainsi que des permis de transformation, dans les caractéristiques des programmes de subvention accordées aux entreprises, dans le rôle imparti à des organismes de valorisation de la filière et dans les normes et règlements encadrant la mise en marché des produits de la mer. Autrement dit, ce changement de paradigme ne laisse pas les pêcheurs et transformateurs seuls à eux-mêmes : comme dans toute inflexion majeure de modèle, l’État doit prendre l’initiative et jouer un rôle actif.
Le Saint-Laurent est un énorme garde-manger collectif. Il regorge de richesses comestibles d’une incroyable qualité et qui ont un potentiel énorme pour nourrir les Québécoises et les Québécois. Un garde-manger dont il convient de prendre soin, dont il faut s’en faire les gardiens, si nous souhaitons qu’il puisse jouer ce rôle encore longtemps.
Références
1- Entre 2019 et 2023, 75 % des débarquements, en quantité, ont porté sur trois espèces, soit le crabe des neiges, le homard d’Amérique et la crevette nordique. Ce chiffre grimpe à 99 % si l’on inclut quinze espèces supplémentaires, soit le crabe commun, le crabe araignée, le pétoncle géant, le buccin commun (bourgot), la mactre de Stimpson, la mactre de l’Atlantique, l’oursin vert, le concombre de mer, la morue de l’Atlantique, le sébaste, le flétan du Groenland (turbot), le flétan de l’Atlantique, le hareng, le maquereau et le capelan. MPO, Division de la statistique et des permis, région du Québec Données en date du 17 avril 2024, incluant les pêches dirigées et les prises accessoires. Celles de 2021, 2022 et 2023 sont préliminaires.
2- Nous avons traité plus en détail de cet enjeu lors d’un précédent article : Bourgault-Faucher, G. (2024a). « Crevette nordique, crabe des neiges et sébaste : apprendre de l’expérience pour préparer l’avenir », Mange ton Saint-Laurent !, 26 mars, [en ligne].
3- Morin, I. (2018). « Nos poissons absents de nos assiettes », La Presse, 28 juin, [en ligne].
4- Tamigneaux, É. et Johnson, L. E. (2016). « Les macroalgues du Saint-Laurent : une composante essentielle d’un écosystème marin unique et une ressource naturelle précieuse dans un contexte de changement global », Le naturaliste canadien, vol. 40, no 2, [en ligne], p. 63.
5- Bourgault-Faucher, G. (2023). Les pêches et l’aquaculture commerciales en Gaspésie : un portrait sectoriel et territorial, IRÉC, [en ligne], p. 193.
6- Bourgault-Faucher, G. (2024a). Op. Cit.
7- Bourgault-Faucher, G. (2023). Op. Cit., p. 193.
8- Bourgault-Faucher, G. (2021a). L’économie des pêches au Québec, RQM et IRÉC, [en ligne], p. 10-15.
9- Rappelons que les conditions de travail sont difficiles. Les tâches sont peu stimulantes, répétitives, pénibles et éreintantes. Les risques d’accident vont d’élevés à extrêmes selon la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Ces risques sont nombreux : exposition à des matières dangereuses, des fuites de gaz ou des produits irritants, exposition au froid et à l’humidité, aux bruits et aux vibrations, à des planchers glissants, à des machines dangereuses et sous tension (électricité), à des outils coupants ou à des objets ou matériaux à des températures extrêmement froides ou chaudes, exposition à des matières infectieuses, à des bactéries ou à des protéines allergènes, exposition à des postures contraignantes, à des manutentions fréquentes et à un rythme de travail soutenu, à des efforts excessifs, à des mouvements répétitifs et à une position debout, parfois en hauteur. CSMOPM (2017). Portrait de la santé et de la sécurité du travail dans l’industrie des pêches et de l’aquaculture, [en ligne], p. 19-21. En parallèle, les conditions d’emploi sont peu attrayantes : l’emploi est saisonnier, les horaires de travail sont intenses et parfois de nuit, les salaires et les avantages sociaux tendent vers le minimum, et la promotion interne (possibilité d’avancement) est limitée.
10- Thibault-Leblanc, M. (2021). Travailleurs migrants temporaires dans le secteur des pêches de l’Est du Québec : récits du travail et récits de rencontres dans un contexte d’emploi « sous tension » aux Îles-de-la-Madeleine, mémoire de maîtrise, UQAM, [en ligne], p. 49-50.
11- Bourgault-Faucher, G. (2024b). « Les pêches maritimes au Québec : un survol de la situation actuelle », Mange ton Saint-Laurent !, 28 mai, [en ligne].
12- Bourgault-Faucher, G. (2024c). « Poissons et fruits de mer : qu’est-ce qu’on mange au Québec ? », Mange ton Saint-Laurent !, 13 mars, [en ligne].
13- Bourgault-Faucher, G. (2021a). Op. Cit., p. 81.
14- Bourgault-Faucher, G. (2024b). Op. Cit.
15- Bourgault-Faucher, G. (2024c). Op. Cit.
16- Bourgault-Faucher, G. (2023). Op. Cit., p. 194.
17- En payant d’avance, les consommateurs acceptent qu’il y ait des changements inattendus dans la composition et la taille des colis, selon les saisons, les périodes d’ouverture et de fermeture de certaines pêcheries ou encore les quotas. Les intempéries ou les problèmes mécaniques et techniques pouvant également compromettre les voyages de pêche, il est possible qu’il y ait des délais et des reports dans la livraison des colis. Brinson, A., Lee, M.-Y. et Rountree B. (2011). « Direct marketing strategies : the rise of community supported fishery programs », Marine Policy, vol. 35, [en ligne], p. 543.
18- Bourgault-Faucher, G. (2021c). « Les pêcheries et l’aquaculture soutenues par la communauté : les retombées et les défis (partie 2/3) », Mange ton Saint-Laurent !, 11 novembre, [en ligne].
19- Bourgault-Faucher, G. (2021b). « Les pêcheries et l’aquaculture soutenues par la communauté : un modèle aux potentialités multiples (partie 1/3) », Mange ton Saint-Laurent !, 5 octobre, [en ligne].
20- Bourgault-Faucher, G. (2021b). Op. Cit. Pour l’année 2024, le nombre de PASC et de points de chute ont été calculés à partir du répertoire suivant : Local Catch Network (s.d.). Seafood finder, [en ligne].
21- Bourgault-Faucher, G. (2021d). « Les pêcheries et l’aquaculture soutenues par la communauté : implanter la formule au Québec (partie 3/3) », Mange ton Saint-Laurent !, 13 décembre, [en ligne].