Les pêcheries et l’aquaculture soutenues par la communauté : implanter la formule au Québec (partie 3/3)

13 12 2021

Par Gabriel Bourgault-Faucher

Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC)

Après avoir présenté la formule des pêches et de l’aquaculture soutenues par la communauté (PASC), ainsi que les retombées qu’elles génèrent¹, nous abordons ici les conditions de son implantation au Québec.

Car jusqu’à présent, rappelons qu’aucun projet structuré de PASC n’a vu le jour sur le territoire, bien que certaines initiatives s’en rapprochent, telles que Chasse-Marée et éventuellement le panier « prises du jour » d’Exploramer 2 .

Crédit photo: Sabrina A. Roy

Cette troisième et dernière fiche sur les PASC propose donc une réflexion sur la mise en place du modèle, particulièrement dans les communautés côtières québécoises.

Les facteurs structurels à considérer

Pour que les PASC soient organisées selon une formule analogue à celle que nous retrouvons en agriculture – à savoir la formule ASC – des adaptations seront néanmoins nécessaires afin de tenir compte des spécificités du monde des pêches et des communautés où elles se mènent. Au moins trois grands ordres de facteurs structurels doivent être pris en compte.

Le cadre institutionnel

En premier lieu il faut considérer le cadre législatif et réglementaire propre au secteur des pêches et de l’aquaculture commerciales, à commencer par la Loi sur la transformation des produits marins qui encadre les transactions des poissons et fruits de mer. En gros, un pêcheur peut vendre ses captures directement à des particuliers. Toutefois, si une tierce partie prend part à la transaction, un permis d’acquéreur est nécessaire. Si cette tierce partie est un transformateur, celui-ci doit de plus respecter le Règlement sur les normes minimales de transformation des produits marins, l’obligeant à opérer quelques transformations minimales avant de pouvoir commercialiser certaines espèces. Il doit aussi souscrire aux normes de production, entre autres en matière d’hygiène et salubrité, consignées dans la Loi sur les produits alimentaires et le Règlement sur les aliments. La mise en place d’une PASC doit également se conformer aux exigences des plans conjoints, le cas échéant.

En outre, pêcheurs et aquaculteurs doivent aussi respecter les lois et règlements de leurs secteurs respectifs. Pour les pêches maritimes, il s’agit de la Loi sur les pêches et des plans de gestion intégrée propres à chaque espèce, qui encadrent notamment les types d’engins autorisés, les périodes de pêche (saisons), l’émission des permis et la distribution des quotas. Il en va de même des pêches en eau douce et de l’aquaculture, dont les pratiques sont régies par la Loi sur les pêcheries commerciales et la récolte commerciale de végétaux aquatiques et la Loi sur l’aquaculture commerciale. Dans l’ensemble, il faut rappeler que ce cadre législatif (surtout pour les pêches maritimes) est conçu d’abord et avant tout pour une industrie produisant des commodités destinées à l’exportation ; il est certes mal adapté pour une production artisanale commercialisée localement et en circuit court 3. Au même titre que ce que nous pouvons observer aujourd’hui en agriculture, des ajustements devront forcément être réalisés pour accommoder deux modèles aux logiques foncièrement différentes.

L’éloignement des grands centres

En deuxième lieu, se pose aussi la question de la faible densité démographique des communautés côtières du Québec maritime et de leur éloignement des grands centres urbains. En ce qui a trait à la densité de la population, et donc à la capacité de rejoindre un bassin suffisant de consommateurs, il s’agit d’adopter une échelle appropriée. L’approvisionnement doit être planifié en fonction du nombre d’adhérents à la formule des PASC, de manière à diminuer le risque commercial. Plusieurs PASC sont de petite taille (moins de cinquante adhérents) tout en étant viables. Du reste, inclure des restaurateurs, des services institutionnels (hôpitaux, écoles, garderies, etc.) et des poissonneries doit aussi être considéré pour élargir le spectre des activités et rejoindre une clientèle plus large que les seuls particuliers. Pour ce qui est de la distance, il est tout à fait possible de transporter les produits sur quelques milliers de kilomètres, moyennant l’existence d’une infrastructure de transport efficace. Comme nous l’avons vu, certaines PASC effectuent des livraisons à plus de 4000 km 4, alors que le Québec n’excède pas les 2000 km dans toute sa largeur 5. Il devient dès lors possible d’envisager des PASC à plusieurs échelles, locale, régionale et nationale. Ici aussi, le défi de la viabilité économique des activités se pose avec acuité, mais il n’est certainement pas insurmontable.

L’insertion dans le secteur

Enfin, il faut tenir compte de la diversité des acteurs du secteur des pêches et de l’aquaculture commerciales déjà présents sur le territoire, tant au Québec maritime que dans le reste du Québec. Pêcheurs et aquaculteurs d’eau douce et d’eau salée, transformateurs de poissons et fruits de mer et poissonneries peuvent ainsi mettre l’épaule à la roue dans le développement des PASC. Bien que les PASC reposent en bonne partie sur le raccourcissement des chaînes d’approvisionnement, les intermédiaires (par exemple les transformateurs et les poissonneries) ne sont pas exclus. Au contraire, leur participation peut s’avérer souhaitable pour offrir autre chose que du poisson rond (c’est-à-dire entier) dans les colis, remonter la chaîne de valeur et effectuer des opérations qui permettront de conserver certains produits au-delà de leur saison de pêche. Un regroupement de pêcheurs et d’aquaculteurs de différentes communautés et disposant de différents permis est aussi souhaitable pour augmenter la diversité des produits offerts et contrer l’imprévisibilité des activités, surtout de capture.

Dans tous les cas, la constitution de PASC sous l’égide de coopératives formées d’artisans pêcheurs, d’aquaculteurs, de transformateurs, de poissonneries, de communautés, de consommateurs ou encore d’autres acteurs territoriaux semble une avenue prometteuse pour assurer la participation d’un plus grand nombre de parties prenantes et favoriser une meilleure convergence des dynamiques sectorielles et territoriales. Il s’agit aussi d’une structure permettant de regrouper différentes entreprises autour d’un projet d’affaires commun, collaboratif, où les ressources peuvent être mutualisées et où chacun récolte à hauteur de son engagement et selon ses pratiques, tout en n’ayant qu’une responsabilité limitée.

Un réseau ambitieux et structuré de PASC au Québec

On aura compris qu’il ne s’agit pas de remplacer intégralement le mode actuel de commercialisation des produits aquatiques du Québec, axé sur l’exportation, par les PASC. Faciliter l’essor de ce modèle nous apparaît néanmoins être une solution de diversification des modes de commercialisation qui peut contribuer à la consommation de produits locaux et à l’autonomie alimentaire du Québec, notamment en luttant contre les déserts alimentaires dans les régions côtières du Québec maritime. Cela permettrait de soutenir et favoriser les pêcheries artisanales et l’adoption de pratiques plus durables, en plus d’améliorer la résilience du secteur des pêches et de l’aquaculture commerciales. Les PASC peuvent ce faisant participer à élargir la base entrepreneuriale des communautés en renforçant ses assises territoriales et en provoquant une meilleure captation de la valeur dans les circuits du développement local et régional. Autant dire que le développement de PASC est un outil de premier plan pour un développement socioéconomique intégré et durable.

C’est pourquoi nous pensons que l’État québécois et des partenaires économiques et territoriaux concernés auraient tout intérêt à réunir les conditions nécessaires au démarrage et au développement d’une série d’initiatives de PASC au Québec. 

Pensées et exploitées en maximisant les possibilités de mutualisation et de complémentarité des opérations, ces initiatives pourraient doter le Québec maritime d’un véritable réseau privilégiant le fonctionnement en circuit court. En ajustant le cadre institutionnel actuel et en déployant des ressources d’accompagnement pour soutenir le dynamisme du milieu, une intervention de l’État, peu coûteuse mais audacieuse, pourrait assez rapidement stimuler l’émergence de petits projets de PASC.

Il faudrait alors déployer un dispositif de suivi et d’évaluation pour bien cerner les facteurs favorables ou les contraintes de développement. Ainsi monitorées, les premières PASC fourniraient une rétroaction essentielle à la dissémination des initiatives et à la construction d’un réseau régional d’abord puis national. La diffusion des meilleures pratiques et la prise en compte des possibilités de mutualisation de certaines ressources financières, humaines et techniques s’en trouveraient également favorisées.

Pour appuyer la mise sur pied d’initiatives locales aussi bien que la structuration en réseau, soulignons qu’il existe un nombre considérable d’études de cas à l’international qui documentent les outils conçus et employés ces dernières années pour faciliter leur démarrage et leur essor. Même si tout reste à construire, nous ne partons pas de rien non plus. Il faut adapter et transposer au contexte québécois des solutions qui ont fait leurs preuves ailleurs. Enfin, l’élaboration d’un tel projet aidera le repérage et l’examen des ajustements requis pour adapter le cadre législatif tout en fournissant l’occasion de produire des connaissances utiles à la conception et à la gestion de programmes innovateurs.

Conclusion

Cette série de fiches a permis de faire connaître les PASC et leur potentiel pour diversifier le modèle actuel de développement des pêches et de l’aquaculture au Québec. Les PASC peuvent ouvrir des voies menant à une plus grande durabilité et une meilleure résilience du secteur par l’élargissement des activités de capture et de production aquacole, par la diminution de l’effort de pêche, par la valorisation des espèces méconnues et des prises accidentelles. De plus elles peuvent raccourcir les chaînes d’approvisionnement et offrir une transparence et une traçabilité accrues tout en réduisant la distance parcourue par les poissons et fruits de mer consommés au Québec. Elles ouvrent la porte à un recouplage de ce secteur d’activité avec le développement régional et l’habitation du territoire, en le réinsérant dans son milieu d’appartenance.

Elles offrent l’occasion d’approfondir les liens entre producteurs (et autres acteurs du secteur) et consommateurs au sein des communautés, de renforcer une saine gestion des ressources halieutiques et de reterritorialiser les systèmes alimentaires en facilitant l’accès aux poissons et fruits de mer du Québec aux populations locales, régionales et nationale. Bref elles constituent un excellent moyen de reconnecter l’alimentation au territoire et aux saisons, tout en améliorant la littératie alimentaire des consommateurs.

Combinées à la volonté des consommateurs d’acheter davantage de produits aquatiques du Québec mais éprouvants des difficultés d’accès à ces mêmes produits, les PASC représentent un mode de commercialisation porteur. Il fait ses preuves en agriculture, mais demeure inédit dans le secteur des pêches et de l’aquaculture commerciales. Reste à savoir si le gouvernement du Québec et les acteurs du secteur auront l’audace de ce formidable instrument de développement !

Références

1– Pour cela, voir les deux premières fiches de cette série : [en ligne] et [en ligne].

2Chasse-Marée est une jeune entreprise de pêche de Rimouski qui annonce ses arrivages par l’entremise d’une liste de diffusion (courriel ou message texte) et vend directement ses captures à des consommateurs particuliers et des restaurants. L’absence d’un abonnement pour la saison et la livraison régulière de colis la distinguent toutefois des PASC. Pour en découvrir davantage sur cette entreprise qui se lancera également dans la mise en conserve de produits aquatiques, voir les articles d’Hélène Raymond du collectif Manger notre Saint-Laurent : [en ligne] et [en ligne]. Quant au panier « prises du jour », il s’agit d’un projet en cours d’élaboration par Exploramer et son programme Fourchette bleue. Ce projet se structure autour de l’installation d’une douzaine de verveux, un engin de pêche passif et écoresponsable (pêche à pied, donc sans bateau ni carburant), dans huit municipalités de la Haute-Gaspésie. Les captures quotidiennes de ces verveux seront commercialisées sous forme de paniers livrés dans les poissonneries certifiées Fourchette bleue. Ces paniers seront distribués d’abord localement dans quelques villes de l’Est-du-Québec, avant que la formule soit étendue à l’ensemble du Québec (Voir l’article : Fortier, D. (2018). « Ambitieux projet de pêche écoresponsable initié par Exploramer », L’Avantage Gaspésien, 6 décembre, [en ligne]).

3– Loring, P., De Sousa, E. et H. Harrison (2021). « Small scale fisheries can have a big future in Canada’s food systems », Policy Options, 2 avril, [en ligne].

4– Voir : [en ligne].

5– Cela dit, il ne faut pas sous-estimer les contraintes qu’impose une infrastructure de transport aussi inadéquate que délabrée dans la plus grande partie du territoire côtier.

6– Concernant ces études de cas et ces boîtes à outils, voir entre autres Giorgi, S., Herren, S., et G. King (2013). Community Supported Fisheries (CSFs) : Exploring the potential of CSFs through Catchbox, Brook Lyndhurst et DEFRA, [en ligne], p. 5-6 et 20-65. Les auteurs abordent la gouvernance, le financement, les partenariats, la coordination, la gestion, la communication et le rôle des pêcheurs et des consommateurs. Nous pouvons aussi souligner ces deux documents, l’un australien et l’autre états-unien, sur la mise en place d’une PASC : McPhail, J. (2020). Identifying opportunities for developing community supported fisheries in South Australia’s small scale, multi-species, multi-gear community based fisheries, FRDC, [en ligne], 47 p. ; National Sea Grant Law Center (2012). Starting and Maintaining Community Supported Fishery (CSF) Programs. A Resource Guide For Fishermen and Fishing Communities, NSGLC, [en ligne], 16 p. Enfin, des outils plus généraux sur la commercialisation en circuit court des produits aquatiques sont également nombreux. En voici deux particulièrement intéressants : van de Walle, G., Gomes da Silva, S. et M. Lesueur (2014). Commercialiser la pêche locale, FARNET, [en ligne], 52 p. ; Johnson, T. (éd.) (2018). Fishermen’s Direct Marketing Manual, 5th edition, ASG et WSG, [en ligne], 75 p.