Crevette nordique, crabe des neiges et sébaste : apprendre de l’expérience pour préparer l’avenir

26 Mar, 2024

Par Gabriel Bourgault-Faucher

Chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine
Qu’ont en commun les pêcheries de crevette nordique, en déclin, de crabe des neiges, relativement prospères, et de sébaste, sur le point de rouvrir ?

Elles sont toutes basées sur un même modèle économique où la valeur repose sur le prélèvement de grandes quantités. Et pour cette raison, ces trois pêcheries sont aujourd’hui exposées, à différents degrés, aux risques associés à l’accélération des changements climatiques et du bouleversement des écosystèmes marins. Alors que le cas de la crevette nordique révèle les limites de ce modèle trop fortement concentré sur une seule espèce, celui du crabe des neiges montre que nous n’avons pas tiré toutes les leçons qui s’imposent de la présente crise. Enfin, le cas du sébaste, malgré la possibilité de faire les choses autrement, laisse présager que nous nous apprêtons à répéter purement et simplement les mêmes erreurs.

Crédit photo: Claude Lafond – Biodôme (1)

La crevette nordique : un effondrement dû aux changements climatiques, non à la surpêche

Les pêches maritimes au Québec sont depuis quelques années en crise. L’effondrement actuel de plusieurs espèces, dont le plus médiatisé est celui de la crevette nordique, en témoigne avec effroi. Les conséquences sur les pêcheurs et les communautés côtières commencent à se faire douloureusement sentir. Entre détresse et désemparement, la situation n’est pas sans rappeler la fin du siècle dernier lorsque les stocks de poissons de fond, à commencer par la morue et le sébaste, se sont effondrés.

Mais contrairement à cet épisode, la surpêche, cette fois-ci, n’est pas en cause. Des années 1950 au début des années 1990, le secteur des pêches s’est intensivement industrialisé. D’énormes bateaux ont fait leur apparition et ont démultiplié l’effort de pêche. Capturer toujours plus de poissons était la voie à suivre pour assurer la prospérité du secteur.

Toutefois, depuis l’effondrement des poissons de fond, le ministère des Pêches et des Océans (MPO) a modifié ses manières de faire en améliorant la gestion des ressources. La crise ayant durement frappé les économies locales, les finances publiques et l’imaginaire collectif, de nouveaux critères inspirés du « développement durable » ont été mis en place. Par exemple, une approche de précaution a été instaurée dans plusieurs pêcheries afin d’éviter de causer un préjudice grave ou irréversible aux ressources.

En d’autres mots, l’effondrement actuel de plusieurs espèces ne relève pas tant de la surpêche que des effets des changements climatiques et de la perturbation des écosystèmes marins. Le réchauffement de l’eau, son acidification et la diminution de son taux d’oxygène entraînent toutes sortes de changements dans les aires de répartition des espèces, leurs comportements reproducteurs et leurs rythmes de croissance. Les chaînes alimentaires (proies-prédateurs) se modifient également, de sorte que certaines espèces prolifèrent et d’autres éprouvent de grandes difficultés. C’est le cas de la crevette nordique, une espèce qui apprécie l’eau froide et qui est menacée par l’abondance de sébastes, qui en raffole.

La crevette nordique ne se porte pas bien, est-ce que ça veut dire qu’il faut arrêter d’en manger ?

NON ! Surtout pas. Le déclin de la biomasse de crevette nordique n’est pas causé par la surpêche. Les quelques pêcheurs qui sortiront en mer cette année ont certainement besoin de votre aide, et la meilleure façon de les aider est d’acheter leurs produits, d’une grande qualité et pêchés de manière responsable. Les 3 000 tonnes qu’ils pourront ramener à quai cette année n’auront sensiblement pas d’effet sur la biomasse de crevette nordique : il est estimé que le sébaste en consomme plus de 200 000 tonnes par année1. De plus, les quantités pêchées seront tellement minimes que nous pourrions arrêter d’exporter la crevette nordique. Nous importons de l’international près de 13 000 tonnes de crevettes par année, essentiellement des crevettes d’eau chaude, congelées ou en conserve, décortiquées ou non, d’Inde, de Chine, d’Asie du Sud-Est (Vietnam, Thaïlande, Indonésie) et d’Amérique du Sud (Pérou, Argentine, Équateur)2. La moindre des choses serait de substituer au moins en partie ces importations avec les crevettes d’ici, qui en plus d’être délicieuses, soutiennent les communautés côtières du Québec maritime.

La crevette nordique : des leçons à tirer

Si l’effondrement actuel de la pêche à la crevette nordique n’a rien de rigolo – surtout pour les pêcheurs confrontés depuis plusieurs années à l’inertie du MPO –, cela n’empêche pas qu’il montre toutes les vulnérabilités d’un modèle économique misant sur la capture de grandes quantités d’une seule espèce. Un modèle qui crée une surspécialisation des activités de pêche et de transformation et qui, lorsque l’espèce en question se porte mal, provoque une réaction en chaîne sur l’ensemble de l’industrie et sur les communautés qui en dépendent trop exclusivement.
Il faudra bien, tôt ou tard, retenir que mettre tous ses œufs dans le même panier n’est pas viable. Encore moins devant les changements climatiques et le bouleversement des écosystèmes, dont les effets vont manifestement en s’accentuant. Nous sommes avertis : les fluctuations dans les biomasses des espèces habitant le Saint-Laurent seront rapides et imprévisibles. Le monde des pêches, pris dans un modèle datant du siècle dernier, doit s’y préparer maintenant ou il subira des changements déstructurants et non maîtrisés.
Ce qui se produit en ce moment avec la crevette nordique est un enseignement pour la suite des choses : il importe de travailler à diversifier le modèle économique et l’ouvrir à d’autres stratégies de valorisation, davantage adaptées aux limites écologiques et économiques des milieux. Diversifier les captures, notamment les espèces méconnues et peu exploitées, diminuer les quantités prélevées, miser sur la qualité et nourrir les gens d’ici. Cela veut dire, par exemple, de développer la polyvalence de la flottille de pêche et des usines de transformation ainsi que d’investir de nouveaux canaux de distribution comme les circuits courts et les services alimentaires institutionnels. C’est sur un tel modèle que le secteur des pêches pourra construire sa rentabilité et se doter de bases stables pour assurer sa pérennité.

Le crabe des neiges : un géant aux pieds d’argile ?

Tirer les leçons qui s’imposent avec le cas de la crevette nordique doit nous amener à réorienter l’industrie du crabe des neiges, qui opère selon le même modèle et qui est probablement la prochaine grande pêcherie susceptible de décliner.

Au cours des dernières années, le crabe des neiges occupe une place importante dans les pêcheries au Québec. Sur la période 2015-2023, sa valeur au débarquement représente en moyenne, chaque année, 42 % de tous les débarquements3. En guise de comparaison, la crevette nordique ne représentait que 19 % de la valeur totale des débarquements dans ses meilleures années, soit de 2008 à 20164. C’est dire à quel point un déclin accéléré du crabe des neiges pourrait avoir des conséquences encore plus désastreuses sur les pêcheries et les communautés côtières du Québec.

Et ce déclin nous pend au bout du nez. L’eau se réchauffe et continuera de se réchauffer. Le crabe des neiges étant une espèce d’eau froide, il est depuis quelques années déjà annoncé que son aire de répartition se déplacera et se contractera, que son comportement reproducteur et son rythme de croissance changeront5. En Alaska, où le crabe des neiges est historiquement une pêcherie très importante, il a suffi d’un été particulièrement chaud, en 2018, pour qu’une cohorte entière de jeunes crabes soit affectée et que, quatre ans plus tard, la pêcherie ferme complètement6. La chute a été rapide, drastique et imprévue.

Crédit photo : canva

Le sébaste : un potentiel intéressant sans être une panacée

L’ouverture annoncée de la pêche commerciale au sébaste en janvier dernier n’a manifestement pas les allures d’un changement de cap du modèle7.

D’un côté, le sébaste présente un potentiel certain pour nourrir le Québec de demain, notamment par le biais des services institutionnels (garderies, écoles, hôpitaux, etc.). Nous importons beaucoup de poissons à chair blanche et le sébaste pourrait certainement servir à en substituer une partie8. En même temps, cette pêcherie pourrait servir de levier, pour les pêcheurs et leurs communautés, afin de traverser la crise actuelle et d’opérer une transition devenue nécessaire dans l’industrie.

D’un autre côté, il faut se garder de se réjouir trop rapidement : le déclin naturel de la biomasse de sébaste est déjà entamé et, à moyen terme, cette pêcherie ne représentera pas des quantités miraculeuses qui permettraient de tout régler9. Il faut en conséquence éviter le piège d’une surspécialisation de l’industrie autour d’une seule espèce. Cela vaut pour l’ensemble des pêches maritimes au Québec : la diversification du modèle, des acteurs mais aussi des captures, demeure la clé pour l’avenir.

Il est temps d’agir en nous appuyant sur la prospérité actuelle de certaines pêcheries comme le crabe des neiges et le homard d’Amérique pour faire lever de nouvelles initiatives porteuses. La sagesse devrait nous conduire à planifier, pendant que nous en avons encore les moyens, une transition maîtrisée des pêcheries10.
Crédit photo : canva

Références

1- Lanteigne, J. et Bernatchez, C. (2024). « Ottawa favorise une poignée de grandes corporations dans le dossier du sébaste », Le Devoir, 4 mars, [en ligne].

2- Bourgault-Faucher, G. (2024). « Poissons et fruits de mer : qu’est-ce qu’on mange au Québec ? », Mange ton Saint-Laurent !, 13 mars, [en ligne].

3- Cette moyenne a été calculée à partir des données sur les débarquements des pêches maritimes du MPO pour les années 2015 à 2021, ainsi que des deux articles suivants de Pêche Impact pour les années 2022 et 2023, années pour lesquelles les données demeurent préliminaires : Gagné, G. (2022). « Bilan économique global des pêches commerciales : un autre record de valeur des prises marque 2022 », Pêche Impact, 12 décembre, [en ligne] et Gagné, G. (2023). « Importante baisse des revenus de capture en 2023, mais la valeur des prises de homard prédomine avec 232 millions $ », Pêche Impact, 18 décembre, [en ligne].

4- Cette moyenne a été calculée à partir des données sur les débarquements des pêches maritimes du MPO.

5- Comité permanent des pêches et océans (2019). En eaux troubles – Le homard et le crabe des neiges dans l’Est du Canada, 42e législature, 1re session, juin, [en ligne].

6- NOAA (2023). « Research confirms link between snow crab decline and marine heatwave », NOAA, 19 octobre, [en ligne].

7- C’est aussi à ce constat qu’arrivent des chercheurs de l’UQAR : Quillet, É., Plante, S. et Pigeon, L.-É. (2023). « Reproduction des représentations sociales et des paradigmes : limite à la transformation du SES de la pêche au sébaste (Sebastes spp.) au Québec », Vertigo, vol. 23, no 1, avril, [en ligne].

8- Bourgault-Faucher, G. (2024). Op. Cit.

9- Fauteux, H. (2024). « Mise à jour scientifique du sébaste de l’Unité 1 du golfe du Saint-Laurent : un taux de mortalité naturelle préoccupant et une chute rapide de la biomasse globale », Pêche Impact, 7 février, [en ligne].

10- Par exemple, en 2022, nous proposions la création d’un fonds de diversification des pêcheries : Bourgault-Faucher, G. et L’Italien, F. (2022). Le prix du crabe des neiges : comprendre les mécanismes et les enjeux économiques, note de recherche, IRÉC, [en ligne].