Les coopératives de pêcheurs au Québec : un précédent inspirant pour ouvrir les perspectives (partie 1/2)
Par Gabriel Bourgault-Faucher
Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC)
Alors que plusieurs communautés côtières du Québec maritime sont frappées par la dévitalisation de leur tissu socioéconomique (1) , la question se pose : comment l’économie des pêches pourrait-elle davantage contribuer à leur développement ?
Si cette économie présente des performances remarquables sur certains plans, notamment celui de la croissance des recettes monétaires, elle reste cependant captive d’un modèle faiblement diversifié et peu structurant pour les communautés côtières. Comment améliorer cette situation ? Parmi les avenues à envisager, celle de soutenir des initiatives misant sur le développement conjoint des pêcheries et du territoire maritime est certainement la plus prometteuse. Pour cela nous ne partons pas de rien : il existe dans l’histoire des pêches tout un patrimoine d’expériences qui ont eu des ambitions et des effets structurants, et dont il est possible de tirer des enseignements.
Crédit photo: Musée de la Gaspésie, Fonds Charles-Eugène Bernard.
L’objectif n’est pas tant de chercher à reproduire intégralement ces expériences que de s’appuyer sur celles-ci afin de faire évoluer les pêcheries vers un modèle qui contribuera davantage à l’essor des communautés, des entreprises et de l’économie québécoise. Parmi ces expériences, il y a celle des coopératives de pêcheurs au Québec maritime, qui ont été au cœur de l’aventure de Pêcheurs-Unis du Québec. Cette fiche est la première d’une série de deux sur la question.
Coopérer pour se développer
Cela est bien connu : de la fin du XVIIe au début du XXe siècle, les pêches au Québec ont été dominées par de grandes compagnies commerciales, d’abord françaises puis anglaises, comme la tristement célèbre Charles Robin and Company (2). Ces compagnies ont contribué à la formation des premières communautés de pêcheurs du Québec maritime, lesquelles ont la plupart du temps été tenues dans un état d’extrême dépendance leur permettant à peine de subsister (3).
En effet, c’est par l’entremise d’un savant système de crédit que les grandes compagnies commerciales garantissaient leurs approvisionnements d’une année à l’autre. Elles prêtaient aux pêcheurs les denrées (en hiver) et les agrès de pêche (au printemps) en contrepartie de morue salée et séchée (à l’automne).
Jouissant d’une position de monopole (les pêcheurs n’ont qu’un interlocuteur pour s’approvisionner) et de monopsone (les pêcheurs n’ont qu’un interlocuteur pour vendre leurs produits) qui leur permettait de déterminer le prix des marchandises à leur guise, les compagnies commerciales faisaient pratiquement la pluie et le beau temps (4).
C’est précisément pour se défaire du joug des grandes compagnies commerciales que les pêcheurs du Québec maritime se regroupent, à partir de 1922, pour fonder des coopératives. L’éclosion est rapide et peu maîtrisée. Disposant de peu de capitaux, n’ayant pas les compétences nécessaires à la gestion d’une entreprise ainsi qu’à la commercialisation de leurs produits, les pêcheurs sont vite rattrapés par la réalité. Faute de soutien institutionnel et toujours dépendants des marchés d’exportation, ils sont durement frappés par la crise économique de 1929, au point où seule la coopérative de pêcheurs de Carleton survit (5).
La fondation et l’essor des Pêcheurs-Unis du Québec
Au lendemain de la crise, dans les années 1930, le clergé catholique et l’État québécois vont tirer les leçons des limites de cette première vague. Créer des coopératives ne suffit pas : il faut structurer un véritable modèle économique, à la fois performant et au service des intérêts de l’économie locale. On misera cette fois sur l’éducation économique, la professionnalisation des pêcheurs, l’organisation structurée de coopératives et un soutien politique et financier conséquent. C’est le gouvernement du Québec qui donne le ton, d’abord en construisant des entrepôts frigorifiques pour les pêcheurs. Le but est de réorienter la production vers les poissons et fruits de mer frais et congelés afin qu’elle réponde davantage à la demande nord-américaine, principalement celle des États-Unis. La stratégie porte fruit : en 1939, la production de poissons frais et congelés dépasse celle de la morue salée et séchée (6).
Puis en 1938, le gouvernement québécois crée également l’École Supérieure des Pêcheries, ainsi que le Service Social-Économique (SSE) à Sainte-Anne-de-La Pocatière. Cette ville devient le bouillonnant épicentre de la recherche appliquée sur la coopération en milieu rural au Québec. Le SSE a pour mandat de « défendre, instruire et unir les pêcheurs de la Gaspésie, des Îles-de-la-Madeleine et de la Côte-Nord » (7).
L’objectif est ainsi d’organiser les milieux et de créer une force de frappe économique. Pour ce faire, le SSE réalise un important travail de promotion et d’animation du modèle coopératif (8). Les effets de relèvement des milieux sont immédiats et les succès s’enchaînent. En 1939, le gouvernement du Québec adopte la Loi favorisant l’organisation de fédérations de coopératives de pêche. Aussitôt, trois premières coopératives de pêcheurs – dont celle de Carleton – s’unissent pour fonder une fédération, soit les Pêcheurs-Unis du Québec. On assiste alors à la genèse d’une alternative économique structurée.
La Fédération des Pêcheurs-Unis du Québec est une coopérative de second degré, dite parapluie, qui mutualise certains services et coordonne certaines activités des coopératives membres, à savoir les coopératives locales de pêcheurs. Le mouvement prend rapidement de l’ampleur. La Seconde Guerre mondiale a pour effet de gonfler les prix sur les marchés mondiaux et les Pêcheurs-Unis profitent de cette conjoncture pour engranger des revenus considérables. Ils acquièrent des infrastructures et développent plusieurs services, dont un entrepôt et un bureau chef des ventes à Montréal en 1942. Une succursale de vente est ouverte à Québec en 1945. À la fin de la guerre, 35 coopératives locales sont affiliées aux Pêcheurs-Unis, le mouvement s’étant étendu partout au Québec maritime (9).
La suite de cette extraordinaire histoire, ainsi que les enseignements à tirer de l’expérience seront présentés dans la prochaine fiche économique.
Références
1- L’Italien, F., Dupont, D. et R. Laplante (2017). L’agriculture et la foresterie dans l’Est-du-Québec. Matériaux pour préparer l’avenir, IRÉC, 124 p.
2- Mimeault, M. (1985). « La continuité de l’emprise des compagnies de pêche françaises et jersiaises sur les pêcheurs au XVIIIe siècle. Le cas de la compagnie Robin », Histoire sociale/Social history, vol. 18, no 35, p. 59-74.
3- Lepage, A. (1992). « Les crises de subsistance dans une économie régionale. Les communautés de pêcheurs de la baie des Chaleurs, 1815-1850 », Anthropologie et sociétés, vol. 16, no 2, p. 37-54.
4- Samson, R. (1984). « La Gaspésie au XIXe siècle : espace maritime, espace marchand », Cahiers de géographie du Québec, vol. 28, no 73-74, p. 205-221.
5- Landry, J. (2008). Les bases sociales de la coopérative de pêcheurs de Carleton, 1923-1966, mémoire de maîtrise (études régionales) sous la direction de François Guérard, UQAC, 102 p.
6- Larocque, P. (1975). « Les pêcheurs gaspésiens et le mouvement coopératif (1939-1948) », Histoire sociale/Social history, vol. 8, no 16, p. 294-313.
7- Larocque, P. (1978). Pêches et coopération au Québec (1938-1964). Montréal, Éditions du Jour, p. 115.
8- En cela, le Service Social-Économique s’inspire du mouvement d’Antigonish qui voit le jour dans les années 1930. « [Ce mouvement] préconise l’enseignement aux adultes comme moyen d’amélioration sociale et d’organisation économique. Généralement, un organisateur du mouvement se présente dans une communauté et [convoque] une réunion publique afin d’évaluer les forces et les problèmes de la communauté. On crée ensuite un cercle d’étude et on élabore un programme comprenant une série de réunions. Habituellement, à la fin de ces rencontres, une ou plusieurs coopératives sont créées pour aider à vaincre les difficultés identifiées lors des discussions. La coopérative de crédit est la forme de coopérative la plus commune, mais le mouvement organise également des coopératives de vente de poisson, de vente au détail, de construction domiciliaire et de mise en marché de produits agricoles ». Macpherson, I. (2006). « Mouvement d’Antigonish », L’Encyclopédie canadienne.
9- Larocque, P. (1975). Op. Cit. Notons par ailleurs qu’aux Îles-de-la-Madeleine, le mouvement coopératif suit une trajectoire similaire, quoi qu’indépendante de celle qui se dessine avec les Pêcheurs-Unis. Les deux mouvements convergent à l’occasion, avant de reprendre leurs distances. Arseneau Bussières, S. et H. Chevrier (2007). Coopération et développement social et économique aux Îles-de-la-Madeleine, CERMIM, 96 p.
Crédit photo : Musée de la Gaspésie. Fonds Charles-Eugène Bernard