Percer les mystères du flétan de l’Atlantique pour assurer une consommation durable de cette ressource au Québec

1 12 2020

Par Dominique Robert

Professeur à l’Institut des sciences de la mer (UQAR) et Chaire de recherche du Canada en écologie halieutique

« Consommer le flétan du golfe du Saint-Laurent s’inscrit dans une pratique de pêche responsable et contribue au développement durable du secteur des pêches au Québec »

Crédit photo ou description ici.

Photo: Dominique Robert procède au marquage d’un flétan de l’Atlantique dans le cadre d’un programme de recherche visant à mieux comprendre les migrations de l’espèce

Le flétan de l’Atlantique est le plus grand de tous les poissons de fond qui se distribuent dans le golfe du Saint-Laurent. Ce géant des profondeurs peut atteindre une taille allant jusqu’à 3 m et un poids de plus de 300 kg. Au-delà de sa taille, le flétan se démarque par sa chair blanche et ferme, caractérisée par un goût délicat, faisant de lui un poisson prisé par les consommateurs du monde entier. Cette forte demande sur les marchés internationaux se traduit par l’une des valeurs par unité de poids les plus élevées parmi les espèces débarquées par les pêcheurs québécois1. On considère aujourd’hui que la santé du stock du golfe du Saint-Laurent est bonne, en dépit de plusieurs sources d’incertitude quant à l’état réel du stock2. L’acquisition de nouvelles connaissances scientifiques est nécessaire pour assurer la conservation de cette importante ressource.

Un historique de surexploitation

Le flétan du golfe du Saint-Laurent a subi une forte exploitation de la fin des années 1800 jusqu’au milieu du 20e siècle. Jusqu’aux années 1930, les prises sont exclusivement réalisées par des pêcheurs provenant des États-Unis3. Dès le début des années 1930, les pêcheurs du Québec et des Maritimes débutent à leur tour une exploitation commerciale de la ressource. Au cours de cette période, des prises dépassant les 1000 t étaient fréquemment enregistrée et les débarquements ont culminé avec des débarquements de 4160 t en 1950. Cette forte exploitation a mené à un effondrement du stock au début des années 1950, qui mis à part un soubresaut au cours des années 1960, est demeuré à bas niveau pour plusieurs décennies. C’est en 1988 que Pêches et Océans Canada instaure des mesures de gestion avec un quota propre au stock du golfe du Saint-Laurent. Toutefois, l’abondance de la ressource est alors si faible que pendant plusieurs années, les pêcheurs n’arrivent pas à capturer le total admissible de captures (TAC) initialement fixé à 300 t.

Graphique: Débarquements (t) et Total admissible de captures (TAC) par année de gestion des pêches pour le stock de flétan de l’Atlantique du golfe du Saint-Laurent 2.

Un retour en force inattendu

Depuis 2005, tous les indicateurs de la pêche commerciale montrent que le stock est en pleine croissance. Les captures par unité d’effort de pêche étant en hausse constante, le TAC a été augmenté graduellement depuis les 15 dernières années, pour en arriver aujourd’hui aux débarquements les plus importants depuis les années 1950. Ce retour presque inespéré du flétan dans les eaux du Saint-Laurent survient toutefois en l’absence de mesures d’abondance fiables pour le stock, ce qui constitue une limite pour assurer la durabilité de l’exploitation de la ressource.

Pour être optimale, l’évaluation d’un stock de poissons nécessite une estimation précise de l’abondance des adultes, qui constituent la portion exploitée du stock et représentent également le potentiel de régénération de la population. Sans indice d’abondance des reproducteurs fiable, les gestionnaires doivent user d’une grande prudence en vue de réduire au maximum les risques de surexploitation. Cette prudence liée au manque de connaissances sur l’abondance d’un stock peut alors résulter en sa sous-exploitation, et nuire au développement du secteur de la pêche commerciale.

De telles incertitudes quant à l’abondance de la ressource font de sorte qu’il est difficile d’obtenir des accréditations qui témoignent de la durabilité de son exploitation. Ainsi, la valeur du flétan du golfe du Saint-Laurent sur les marchés internationaux est moins élevée que celle du stock voisin se distribuant sur le plateau néo-écossais et les Grands-Bancs de Terre-Neuve pour lequel un relevé scientifique existe depuis plus de 20 ans, et dont l’exploitation est certifiée durable par le Marine Stewardship Council4.

Des mystères à percer

En plus de son abondance, de nombreux mystères propres à la biologie du flétan du golfe du Saint-Laurent restent à percer pour favoriser la gestion durable du stock. Jusqu’à maintenant, les zones de pontes de ce grand poisson à la reproduction hivernale demeurent inconnues. Les nourriceries où se développent les jeunes juvéniles jusqu’à l’âge de deux ans n’ont pas encore été répertoriées. De plus, les informations sur les migrations saisonnières de l’automne au printemps, lors de la saison où la pêche commerciale n’est pas pratiquée, demeurent partielles. Ces éléments méconnus du cycle de vie du flétan limitent grandement le développement de stratégies de gestion durable pour le stock.

Vers une gestion durable de la ressource

Depuis 2014, un groupe de travail comprenant des chercheurs universitaires, des chercheurs et biologistes de Pêches et Océans Canada, et des acteurs de l’industrie de la pêche, a mis en place plusieurs initiatives en vue d’améliorer l’évaluation du stock de flétan du golfe du Saint-Laurent. De plus, collaboration avec l’industrie, Pêches et Océans Canada a mis sur pied un nouveau relevé scientifique à la palangre dans le but de produire un indice d’abondance fiable. Ce relevé annuel réalisé depuis 2017 nous permettra bientôt de faire le suivi long-terme de l’abondance des adultes pour permettre une meilleure évaluation du stock.

Parallèlement à la fondation du nouveau relevé d’abondance, des recherches de pointe sont réalisées pour mieux comprendre les migrations du flétan sur un cycle annuel complet et les principales zones de reproduction. Pour répondre à ces questions, les chercheurs ont notamment fixé de petites balises satellites sur des grands flétans pour suivre leurs mouvements et comportements avec une grande précision. Leurs résultats montrent que les flétans se distribuant en été dans l’ensemble des régions côtières du golfe du Saint-Laurent, que ce soit au Québec, à Terre-Neuve ou dans les eaux des provinces maritimes, convergent tous vers les chenaux profonds situés au centre du golfe, où ils se mélangent pour la reproduction (voir les lieux d’observation des comportements de ponte sur la figure ci-dessous) 5.

Position des événements de ponte du flétan de l’Atlantique au cours des hivers 2014-2016 et 2018.5 L’échelle de couleurs représente le nombre de comportements de ponte répertoriés pour 62 flétans marqués de balises satellites.

Les résultats de l’étude indiquent que ces grands poissons en apparence casaniers migrent parfois plus de 1000 km au cours d’une seule année pour atteindre leur aire de ponte hivernale à partir de leur zone d’alimentation estivale. En plus de fournir de nouvelles informations sur les zones de pontes, ces résultats suggèrent fortement une structure de population à l’échelle du golfe, et valide donc la stratégie actuelle de gestion de la ressource, intégrée à l’ensemble du golfe du Saint-Laurent.

Animation des migrations d’un groupe de flétans marqués de balises satellites dans plusieurs secteurs du golfe du Saint-Laurent de septembre 2017 à août 2018 5

Conclusion

Ces nouvelles détaillées sur la distribution des flétans tout au long d’une année ont le potentiel de contribuer à raffiner le plan d’échantillonnage du nouveau relevé d’abondance réalisé en collaboration entre Pêches et Océans Canada et l’industrie. Elles aideront également à optimiser la stratégie de conservation et d’exploitation durable d’une ressource cruciale pour les pêcheurs commerciaux, et hautement prisée par les consommateurs québécois. Tous les ingrédients étant maintenant réunis pour assurer la durabilité de sa pêche, on peut conclure que consommer le flétan du golfe du Saint-Laurent s’inscrit dans une pratique de pêche responsable et contribue au développement durable du secteur des pêches au Québec.

Références

1- Pêches et Océans Canada, Pêches maritimes – valeur par région. https://www.dfo-mpo.gc.ca/stats/commercial/land-debarq/sea-maritimes/s2018av-fra.htm

2-MPO. 2018. Évaluation du stock de flétan atlantique du golfe du Saint-Laurent (4RST) en 2016. Secr. can. de consult. sci. du MPO, Avis sci. 2017/052.

3-MPO. 2000. Le flétan atlantique du golfe du Saint-Laurent (4RST). MPO-Sciences, Rapport sur l’état des stocks 2017/052. A4-12 (2000).

4-Marine Stewardship Council. https://fisheries.msc.org/en/fisheries/canada-atlantic-halibut/@@view

5-Gatti, P., Robert, D., Fisher, J. A. D., Marshall, R. C., & Le Bris, A. (2020). Stock-scale electronic tracking of Atlantic halibut reveals summer site fidelity and winter mixing on common spawning grounds. ICES Journal of Marine Science. doi:10.1093/icesjms/fsaa162