L’autonomie alimentaire du Québec : l’importance de définir la notion (partie 1/4)

27 04 2021

Par Gabriel Bourgault-Faucher

Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC)

La notion d’autonomie alimentaire a été projetée à l’avant-plan récemment au Québec.

Avancée par le gouvernement de la CAQ alors que la pandémie de COVID-19 s’installait, cette notion a immédiatement suscité d’importantes attentes. 

La pandémie a provoqué un éveil de la population autour des enjeux d’approvisionnement, de distribution et d’accès aux aliments du Québec, en plus de soulever des questions de fond : la crise n’est-elle pas l’occasion de revoir le modèle de développement du secteur bioalimentaire (1) ? Comment mieux arrimer le dynamisme de ce secteur avec l’habitation du territoire ? Cependant, force est de constater que la notion d’autonomie alimentaire a été davantage évoquée que définie et balisée par des indicateurs : derrière des intentions plutôt vagues de produire et de consommer « local », le gouvernement du Québec cherche encore aujourd’hui à lui donner un sens précis. Les lignes directrices ainsi que les manières concrètes par lesquelles cette notion infléchira la Politique bioalimentaire 2018-2025 (2) se font attendre. Ce faisant, les résultats tangibles aussi, notamment en ce qui concerne les pêcheries du Québec.

C’est dans ce contexte que nous proposons une série de quatre fiches économiques pour apporter notre pierre à cet édifice en construction. Pour ce faire, nous retracerons le fil historique ayant donné naissance à la notion d’autonomie alimentaire et interrogerons différents instruments de mesure utilisés à l’heure actuelle pour guider et évaluer les prises de décisions. Mais d’abord, un travail de clarification des différentes notions servant de balises ou de finalités aux politiques bioalimentaires des États, comme l’autosuffisance, la sécurité ou la souveraineté alimentaire, toutes ancêtres de la notion d’autonomie alimentaire, s’impose. C’est à cette tâche que s’attèle la présente fiche.

L’autosuffisance alimentaire

La notion d’autosuffisance alimentaire apparait après la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage des mouvements de décolonisation des pays d’Asie et d’Afrique (3) . Elle est largement utilisée pour façonner les politiques bioalimentaires des pays en développement au cours des années 1970 et 1980 (4). Elle sera également reprise au Québec, sous le règne de Jean Garon en tant que ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’AlimentatioN (5). La notion n’a pas survécu aux vagues de libéralisation des décennies subséquentes, mais refait surface depuis la crise financière de 2007-2008 (6) .L’autosuffisance alimentaire se définit comme la capacité d’un État (7) à produire autant d’aliments que sa population en consomme, que ce soit en kilocalories, en volume ou en valeur. Elle est parfois associée à une approche protectionniste et autocentrée du développement, visant à ce que la production domestique serve effectivement à nourrir la population, dans une perspective notamment de substitution des importations (8). Dans les faits toutefois, l’autosuffisance alimentaire ne s’attarde qu’aux quantités produites (kilocalories, volume ou valeur), pour s’assurer qu’elles soient égales ou supérieures aux quantités consommées, sur un territoire donné. Elle ne concerne donc pas la manière dont la demande intérieure est satisfaite. Il est en ce sens possible d’importer l’entièreté de ce qu’une population consomme tout en exportant la totalité de ce qu’elle produit (9) .

La sécurité alimentaire

La notion de sécurité alimentaire est étroitement liée au droit à l’alimentation. Elle émerge d’ailleurs au début des années 1970, alors qu’il est constaté que l’autosuffisance alimentaire ne garantit pas l’accès aux aliments ou la stabilité des approvisionnements, bref qu’elle n’endigue pas nécessairement la faim.

La notion de sécurité alimentaire a été affinée au fil des ans. La plus récente définition a été adoptée au Sommet mondial sur la sécurité alimentaire de 2009 : « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique, social et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active (10)» . Au cœur de cette définition se trouve quatre dimensions principales, à savoir la disponibilité physique des aliments (quantités suffisantes), l’accès physique, social et économique des aliments (capacité d’autoproduire ou d’acheter), l’utilisation des aliments (salubrité des aliments et apports adéquats d’énergie et de nutriments) et la stabilité, dans le temps, des trois dimensions précédentes (11) . Au même titre que l’autosuffisance alimentaire, la sécurité alimentaire ne s’intéresse pas à la manière dont la demande domestique est comblée, celle-ci pouvant l’être entièrement par le biais des importations (12).

La souveraineté alimentaire

La notion de souveraineté alimentaire voit le jour en 1996, sous l’initiative de La Via Campesina, lors du Sommet mondial de l’alimentation organisé par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Elle s’inscrit dans un contexte bien précis, soit celui d’une libéralisation commerciale accrue – y compris pour le secteur bioalimentaire, jusque-là épargné des accords de libre-échange – dans la foulée de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994.

À l’instar de la sécurité alimentaire, la notion de souveraineté alimentaire s’est précisée avec le temps. Le plus récent libellé, adopté en 2007 lors du Forum mondial sur la souveraineté alimentaire, stipule que : « la souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles (13)» . S’il faut souligner qu’il existe plusieurs définitions de la souveraineté alimentaire, ces définitions présentent toutes quelques points de convergence, comme l’opposition profonde au mode de production agro-industriel (14) et à son système alimentaire mondialisé (15)  , de même que la volonté de se soustraire à son emprise. Pour cela, la souveraineté alimentaire mise sur une agroécologie paysanne et diversifiée, fondée sur des systèmes alimentaires territorialisés durables, tant sur les plans économiques que sociaux et environnementaux (16) . Ces systèmes alimentaires territorialisés comportent au moins trois échelles, soit locale, nationale et internationale, qui s’interpénètrent, selon un principe de subsidiarité (17). En somme, la souveraineté alimentaire est un projet de réappropriation du pouvoir de se nourrir collectivement, au centre duquel repose l’idée que les aliments ne sont pas une marchandise comme une autre : ils relèvent du bien commun. Ce faisant, la souveraineté alimentaire s’inscrit au croisement de la politique et du droit, notamment le droit international (18) . Elle se veut une condition préalable, un moyen au service d’une fin, à savoir la sécurité alimentaire (19).

L’autonomie alimentaire

L’autonomie alimentaire est une notion inédite, qui semble avoir été bricolée par la CAQ au début de la pandémie de COVID-19 afin de donner sens aux stratégies, aux programmes et aux plans qu’elle a par la suite mis en place. Malgré le message, réitéré à maintes reprises par le premier ministre François Legault lors de ses points de presse, que le Québec doit « produire davantage afin d’être en mesure « de nourrir son monde » (20), il faut se rendre à l’évidence que l’idée d’autonomie alimentaire « est encore relativement flou et fait appel à différentes notions : autarcie, autosuffisance, souveraineté et sécurité alimentaire (21)» .

Comme l’ajoute Marcel Groleau, président général de l’UPA, l’autonomie alimentaire implique une approche d’ensemble et des changements écosystémiques, qui passent certes par une sensibilisation des consommateurs et une modification de leurs habitudes, mais aussi par l’intervention de l’État, c’est-à-dire par des lois, des règlements, du financement et du soutien, pour insuffler une refonte du modèle (22). Cela passe aussi par la distribution des produits alimentaires, à leur présence et leur accès dans tous les circuits (23). C’est également ce que concluent des chercheurs du CIRANO : « la question de l’autonomie alimentaire du Québec devrait […] être abordée dans une perspective systémique et globale, avec une réflexion sur les modèles agricoles et alimentaires souhaités dans une optique de développement social et économique des territoires » (24).

Conclusion

Il ressort de ce premier défrichage que la nuance entre souveraineté et autonomie alimentaire est subtile, si ce n’est inexistante. En fait, tout semble indiquer que le gouvernement de la CAQ s’est librement inspiré de la notion de souveraineté alimentaire tout en prenant ses distances avec la sémantique associée au projet d’indépendance du Québec. À partir de là, le contenu et les résultats attendus de cette notion demeurent pour l’instant inconnus. À vrai dire, l’ensemble des mesures annoncées par la CAQ à l’automne 2020 et visant l’autonomie alimentaire s’inscrivent toutes dans le cadre de la Politique bioalimentaire 2018-2025 du Québec, lancée deux ans plus tôt par le gouvernement libéral. Cela nous ramène d’ailleurs au fait que les pêches, grandes absentes du débat, ne font toujours pas l’objet de politiques structurantes visant à atteindre l’autonomie alimentaire : l’orientation vers les exportations prévaut encore à ce jour (25). 

Malgré quelques initiatives isolées, pensons entre autres à Fourchette Bleue (26), ou encore uniquement axées sur la promotion auprès des consommateurs, comme Pêchés ici, mangés ici, une réelle volonté de revoir le modèle de développement des pêcheries fait défaut.

En somme, il y a encore du chemin à parcourir pour définir l’autonomie alimentaire, même si nous pouvons d’ores et déjà affirmer que ses contours prennent forme : il s’agit d’une approche qui invite à revoir le modèle de développement du secteur bioalimentaire à partir de principes ou de critères de jugement phares tels que la durabilité et la résilience (27) de nos systèmes alimentaires (re)territorialisés. La prochaine fiche nous permettra, à cet égard, de mieux saisir la nuance – ou plutôt la continuité – de sens entre les notions de souveraineté et d’autonomie alimentaire au Québec, en resituant leur contexte historique d’émergence.

Références

-Nous adoptons ici une définition large de la notion de secteur bioalimentaire, en y incluant la production (agriculture, agroforesterie, chasse, pêche et aquaculture), la transformation et la distribution alimentaire.

– MAPAQ (2018). Politique bioalimentaire 2018-2025. Alimenter notre monde, [en ligne]. En fait, peu après avoir fait de l’autonomie alimentaire le nouveau pilier de sa politique bioalimentaire, le MAPAQ a mandaté le CIRANO pour l’aider à définir la notion. Si un imposant rapport de recherche, publié en décembre 2020, permet d’apporter quelques éléments de réponse, l’entreprise de définition de la notion n’est néanmoins pas aboutie. Labrecque J., Mundler, P., Peignier, I., Poitevin, M., Rousseau, H.-P., Royer, A., Tamini, L. D., Bezzaz, M., Brisebois-Lacoste, E., Mondin, C. et M. Panot (2020). Relance de l’économie et autonomie alimentaire. Éléments de réflexions. CIRANO, [en ligne], 276 p.

3 – Roudart, L. (2015). « Note de lecture. Conquérir la souveraineté alimentaire – Michel Buisson – Paris, L’Harmattan, 2013, 220 p. », Économie rurale, n° 346, [en ligne], p. 70.

4 – Founou-Tchuigoua, B. (1990). « Food self-sufficiency : crisis of the collective ideology », Chapitre 3, dans African agriculture : the critical choices, United Nations University Press, [en ligne] ; Labonne, M. (1985). « L’autosuffisance alimentaire en question », dans Bricas, N., Courade, G., Coussy, J., Hugon, P. et J. Muchnik (éds.). Nourrir les villes en Afrique sub-saharienne, Paris, L’Harmattan, [en ligne], p. 358.

5 – Garon, J. (2013). Pour tout vous dire. Montréal, VLB éditeur, [livre numérique], p. 119.

6 – Clapp, J. (2017). « Food self-sufficiency : making sense of it, and when it makes sense », Food Policy, vol. 66, [en ligne], p. 88.

– Cela peut aussi être une entité politique plus petite, comme une région, une MRC ou une municipalité, ou encore un secteur de production précis, par exemple les produits aquatiques.

8 – Thomson, A. et M. Metz (1999). « Food security : the conceptual framework », Chapitre 1, dans Implications of economic policy for food security : a training manual, FAO, [en ligne].

– L’inverse est aussi vrai, il est possible de ne rien importer et de tout consommer ce qui est produit, auquel cas il est question d’autarcie alimentaire. Clapp, J. (2015). Food self-sufficiency and international trade : a false dichotomy ?, FAO, [en ligne], p. 2, 7-9.

10  – FAO (2012). S’entendre sur la terminologie. Sécurité alimentaire, sécurité nutritionnelle, sécurité alimentaire et nutrition, sécurité alimentaire et nutritionnelle. Comité de la sécurité alimentaire mondiale, Trente-neuvième session, Rome (Italie), 15-20 octobre, Point V.a, [en ligne], p. 6.

11  – FAO (2008). Introduction aux concepts de la sécurité alimentaire. Programme CE-FAO, [en ligne], p. 1.

12  – Mundler, P. (2020). Nourrir, produire, protéger les personnes et les ressources. Les voies d’une transition agroécologique du système bioalimentaire québécois. CIRANO, [en ligne], p. 5.

13  – Pour la définition complète, voir : S.N. (2007). Déclaration de Nyéléni, [en ligne].

14  – Pour les fins de cet exercice, nous définirons l’agro-industrie comme un modèle de développement du secteur bioalimentaire, fondé sur l’industrialisation des activités (essentiellement l’agriculture, la pêche, l’aquaculture, la transformation et la distribution alimentaire), leur spécialisation (monocultures, pêches monospécifiques, etc.), leur intégration (verticale et horizontale), leur multinationalisation (pour ne pas dire transnationalisation), leur concentration et leur consolidation (formation d’oligopoles et d’oligopsones).

15  – La notion de souveraineté alimentaire recourt d’ailleurs abondamment à celle de système alimentaire, qui « fait référence à tous les facteurs impliqués dans la production alimentaire, la transformation, la distribution, l’entreposage, la consommation et la gestion des déchets. […] Tout système alimentaire comprend des produits (intrants et extrants), des acteurs (producteurs, transformateurs, distributeurs, grossistes, consommateurs, régulateurs) et des modes de coordination (par le marché, par les standards, par une ou plusieurs agences) ». Mundler, P. et G. Criner (2016). « Food systems: food miles », dans Caballero, B., Finglas, P. et F. Toldrá (dirs.). Encyclopedia of food and health, Londres, Elsevier, vol. 3, p. 77.

16 – Issaoui-Mansouri, K. (2010). « Souveraineté alimentaire : un concept en émergence », Possibles, vol. 34, n° 1, [en ligne], p. 2.

17  – Le principe de subsidiarité est « une règle de répartition et de régulation des compétences entre une entité englobante et des entités englobées au sein d’un ordre juridique donné. […] Plus précisément, le principe de subsidiarité obéit à une double logique de proximité et d’efficacité […] [et] aurait donc deux visages : l’un descendant, en ce qu’il permet un transfert des pouvoirs afin de respecter au mieux l’autonomie des échelons locaux [entités englobées], et l’autre ascendant, en ce qu’il prévoit le recours au centre [entité englobante] lorsque cela s’avère nécessaire ». Fercot, C. (2013). « La souveraineté alimentaire : l’alimentation au croisement de la politique et du droit », dans Dutilleul, C. Penser une démocratie alimentaire (vol.1), Inida, Costa Rica, [en ligne], p. 4-5.

18  –  Par le truchement entre autres du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (autodétermination), du droit à l’alimentation et du droit commercial international. Fercot, C. (2013). Op. Cit., p. 7-8.

19  – Alahyane, S. (2017). « La souveraineté alimentaire ou le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes », Politique étrangère, vol. 3, [en ligne], p. 167-168.

20  – Cotnoir, C. (2020). « Plusieurs embûches à l’horizon », La Tribune, [en ligne].

21  – Labrecque J. et al. (2020). Op. Cit., p. 10.

22  – Cotnoir, C. (2020). Op. Cit.

23  – Groleau, M. (2020). Un projet de société urgent et stratégique, UPA, [en ligne]. C’est aussi à cette conclusion que parvient un panel de citoyens – producteurs agricoles et consommateurs de divers horizons – réuni à l’automne 2020 : l’autonomie alimentaire est la « capacité de subvenir aux besoins alimentaires de tous les Québécois et Québécoises, de maintenir la diversité de l’offre et de permettre un accès facile aux produits de chez nous, pour toutes et tous ». INM et UPA (2020). Dialogue sur l’autonomie alimentaire du Québec. Contrat social, [en ligne], p. 3.

24  – Labrecque J. et al. (2020). Op. Cit., p. 13.

25  – Bourgault-Faucher, G. (2020). L’économie des pêches au Québec. Analyse et propositions pour favoriser la commercialisation des produits de la mer du Québec sur le marché domestique, RQM, [en ligne], p. 57-66.

26  – Fourchette Bleue « encourage les consommateurs, les restaurateurs et les poissonniers du Québec à intégrer à leurs habitudes les nombreuses espèces comestibles mais méconnues du Saint-Laurent, dans une perspective de développement durable et de protection de la biodiversité ». Voir : [en ligne].

27  – La résilience est un terme qui s’est imposé plus récemment dans les discours portant sur la nécessaire transition des systèmes alimentaires, notamment avec la pandémie de COVID-19. Elle se définit comme la « capacité d’un système alimentaire et de ses éléments constitutifs à garantir la sécurité alimentaire au cours du temps, malgré des perturbations variées et non prévues ». Les greniers d’abondance (2020). Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires, Deuxième édition, [en ligne], p. 177.