Aquaculture : Où en est le Québec ?
Par Hélène Raymond
Journaliste, animatrice et auteure
Depuis plusieurs années et malgré un ralentissement récent, l’augmentation de la part d’espèces marines ou d’eau douce issues de l’élevage n’a cessé de grimper.
Pour l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’approvisionnement en nourriture pour les 9 milliards d’humains qui habiteront la planète bleue au milieu du XXIe siècle en est tributaire.
Dans le dernier portrait sur la situation mondiale des pêches et de l’aquaculture (2018), on peut lire que : « c’est à l’aquaculture que l’on doit la croissance continue et impressionnante de poisson destiné à la consommation humaine ». Si la méthode entraîne son lot de questions quant à la performance environnementale de l’industrie, aux conditions de travail qui prévalent dans certains endroits, à l’échelle mondiale la FAO note une amélioration des pratiques, comme la diminution de farines de poissons sauvages dans les diètes des espèces d’élevage.
Au Canada, l’activité se répartit à peu près également entre les côtes ouest et est. Les quatre provinces atlantiques fournissent, ensemble, plus de 50% de la production canadienne. Pour les deux tiers, il s’agit de saumon et de truite alors que le tiers restant est composé de mollusques : essentiellement des moules et des huîtres. Esturgeon, omble chevalier, flétan et morue s’ajoutent. Le Québec n’est responsable que de 1% de la production aquacole du Canada. Comment expliquer cette position ? Nous sommes partis chercher des réponses.
Qu’est-ce que l’aquaculture?
Dans le monde, qui dit aquaculture dit : « Élevage d’organismes aquatiques en zones continentales et côtières, impliquant une intervention dans le processus d’élevage en vue d’en améliorer la production, et la propriété individuelle ou juridique du stock en élevage (FAO) ». Différents termes s’appliquent ensuite à l’eau douce ou salée. On trouve poissons, crustacés, mollusques dans les deux catégories. Nous avons donc choisi les mots mariculture (pour l’aquaculture en eau marine), en recourant au terme qui s’applique à chaque espèce : pour les moules, on parlera donc de mytiliculture, les huîtres, d’ostréiculture, les pétoncles, de pectiniculture. Il n’existe pas de pisciculture en eau salée sur le territoire québécois. Nous optons pour dulciculture, qui désigne l’aquaculture en eau douce. Les algues se classent à part. Au Québec, qui dit mariculture dit: présence de glace (lors d’hivers « normaux »), côte plutôt inhospitalière, investissements majeurs, tentatives avortées, labyrinthe réglementaire, mais aussi détermination hors du commun, résilience des éleveurs, qualité de produits, recherche et développement.
Composer avec le territoire
Le relief des rives québécoises diffère de celui des provinces atlantiques et la rigueur des hivers vient compliquer les choses. Oublions celui de 2020-2021! La présence de glace, combinée à celle des tempêtes, secoue les installations, quand elle ne les rend pas carrément impossibles sur certains sites. Dans les fjords de Terre-Neuve, les estuaires de rivières du Nouveau-Brunswick ou de l’Île-du-Prince-Édouard, les conditions sont favorables. De plus, dans les provinces maritimes à tout le moins, l’action du Gulf Stream réchauffe l’eau et permet de gagner du temps de croissance. Plus elle est froide, plus on mettra d’années avant d’obtenir des mollusques de taille commerciale. Aux extrêmes de l’Amérique du Nord, une même huître grossit plus vite dans le golfe du Mexique que celui du Saint-Laurent. D’une à deux années au sud des États-Unis et de quatre à sept, au Canada.
Les conditions géophysiques qui caractérisent le territoire québécois ont teinté les succès d’élevage et fait en sorte que les investissements requis pour démarrer et exploiter une entreprise sont plus importants qu’ailleurs.
Une petite industrie maricole
Ils ne sont qu’une quinzaine, à pratiquer la mytiliculture, la pectiniculture et l’ostréiculture sur les milliers de kilomètres de côtes de la Gaspésie, des Îles-de-la-Madeleine et de la Côte-Nord (jusqu’à la frontière du Labrador). Gilbert Scantland, conseiller du Regroupement des mariculteurs du Québec, souligne que trois à quatre de ces exploitations génèrent de 80 à 90% des ventes totales. Il se rappelle le premier plan stratégique de développement du secteur, en 1995: « On a vu des investissements puis, une nette progression de l’activité après son adoption. Si des expériences négatives ont rendu les gouvernements plus frileux, plusieurs tiennent bon. C’est une industrie résiliente. »
Sylvain Vigneau (Les Moules de culture) est un entrepreneur de la première heure, en affaires depuis 1986. Biologiste, d’abord pectiniculteur, il est devenu mytiliculteur. Il se rappelle les stations de recherche, présentes dans les régions maritimes dans les décennies 1970 et 1980, sous la responsabilité du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ). L’élan et la détermination y étaient, la volonté politique aussi. Alors, que s’est-il passé pour qu’on ne soit pas rendu plus loin? Plusieurs événements, nous dit-il : « À la fin des années 1980, tous les éleveurs coquilliers de l’est du Canada ont brutalement cessé leurs activités à l’apparition des premiers cas d’une intoxication amnésiante qui a provoqué trois décès et des symptômes chez 140 personnes à l’Île-du-Prince-Édouard. Cette toxine liée à la présence d’acide domoïque, s’est développée lors de blooms d’algues. Elle n’a pas resurgi depuis. En plus de cette toxine amnésiante, deux autres constituent de graves menaces : l’une, paralysante, l’autre diarrhéique. Toutes sont thermorésistantes. Depuis la catastrophe, l’industrie s’astreint à des règles strictes. Toutes les installations sont soumises à un échantillonnage hebdomadaire des mollusques. Ces coquillages sont de puissants filtres, capables d’assainir l’eau dans laquelle ils grandissent, mais aussi d’accumuler des contaminants chimiques ou biologiques dans leur système digestif (que l’on ingère en les avalant en entier) et qui peuvent rendre sévèrement malade.
Voilà pourquoi on campe les élevages à distance des rejets d’eaux usées, des effluents industriels, des quais et marinas (ce qui sert aussi à limiter les risques d’infections bactériennes). Et c’est ce qui explique que le long de certaines plages, on trouve des avertissements qui interdisent cueillette et consommation domestique. L’élevage ou la récolte, dans les zones contrôlées, offre une plus grande sécurité. Voir cet article de Marie-Claude Lefebvre.
La tempête calmée, toutes sortes d’embûches, allant du financement à la commercialisation, se sont dressées. On hésitait à soutenir l’industrie. De plus, l’absence d’ateliers québécois de transformation, comme ceux de l’Île-du-Prince-Édouard, oblige à tout faire. La longueur d’avance prise par cette province depuis les années 1970 lui a permis de se maintenir en tête de peloton. On y a récolté 44 millions de livres de moules en 2014, soit 80% de la production canadienne. Plus de 1000 personnes y travaillent. Sylvain Vigneau expédie aujourd’hui 50% de sa production chez Mussel King qui les conditionne en coquille, les congèle sous vide et les exporte. Le reste est écoulé aux Îles-de-la-Madeleine et chez les restaurateurs québécois. Il affirme que la pandémie lui a permis de se rapprocher des consommateurs en développant le marché de détail.
Photo : Regroupement des mariculteurs du Québec
Des filières mytilicoles qui offrent des avantages, des canards qui causent des maux de tête
Dans l’industrie bioalimentaire, la filière est cette chaîne d’activité qui lie les intervenants d’un même secteur. En mariculture par exemple, elle s’étend de l’obtention du naissain (il s’agit du nom donné aux juvéniles de tous les mollusques) à la conduite de l’élevage jusqu’à la transformation, la distribution et la mise en marché. Une façon de faire établie depuis longtemps qui sert les mytiliculteurs de l’Île-du-Prince-Édouard. Nombreux, regroupés sur le territoire, ils peuvent écouler la récolte dans des usines de proximité. Sylvain explique: « Nous produisons 400 000 livres de moules chaque année, on peut monter à un million, mais à condition de les écouler! Nous avons une très belle moule, sa coquille résiste au transport, mais les difficultés d’acheminer rapidement des aliments frais à l’extérieur de l’archipel sont un casse-tête. »
S’ajoute la question du prix. On parle d’un « produit de commodité » plutôt que de niche. En consultant les circulaires des épiceries au moment de rédiger cet article, nous avons trouvé des moules québécoises vendues à $6.49 le sac de 907 grammes. Une quantité qui suffit, selon Ricardo, à nourrir deux personnes. C’est une des ressources marines les moins coûteuses du panier d’alimentation. Il faut donc de bons volumes avant de générer des profits, considérant que l’implantation d’un site d’élevage commande d’importants investissements qui mettront du temps à rapporter. Aux années de patience et de détermination pour obtenir les nombreux permis d’exploitation municipaux, fédéral et provincial, s’ajoutent les années entre la production du naissain et l’atteinte de la taille commerciale.
Et on ne peut ignorer les dégâts causés par la prédation des canards de mer. À partir de 2010, ils ont eu raison de la détermination de quelques mytiliculteurs. Christian Vigneau des Cultures du Large, aux Îles-de-la-Madeleine est de ceux-là. Sa compagnie s’appelait alors La Moule du large! Il se souvient avoir tout perdu quand les oiseaux se sont jetés sur ses installations pour s’alimenter. Depuis il a choisi de se concentrer sur les huîtres, inaccessibles pour ces prédateurs.
Notons, là encore, l’avantage de leur faire la lutte en étant groupés pour absorber les coûts d’effarouchement et de contrôle. Le Québec continue de chercher des solutions adaptées à la taille des exploitations. Un portrait dressé par les spécialistes du MAPAQ pour Manger notre Saint-Laurent fait état d’une diminution de l’activité mytilicole : « Les premiers permis commerciaux ont été émis en 1984 aux Îles-de-la-Madeleine. Une première production de cinq tonnes fut récoltée en 1985. La production commerciale de la moule s’est étendue en Gaspésie dans la Baie-des-Chaleurs et sur la Côte-Nord. La croissance a permis d’avoisiner les 600 tonnes, en 2005. » Puis, les canards de mer ont commencé leurs ravages et les éleveurs ont cessé ou réorienté leur activité. Sept entreprises l’ont commercialisée en 2019 : quatre en Gaspésie, deux aux Îles-de-la-Madeleine et une sur la Côte-Nord. Les moules que nous consommons au Québec proviennent essentiellement de l’Île-du-Prince-Édouard. Sylvain croise les doigts, ses moules grossissent à l’abri d’une lagune où elles semblent, heureusement, difficiles à repérer.
Photo : Regroupement des mariculteurs du Québec
L’instabilité de la pectiniculture
Cette fois, le prix serait au rendez-vous, il vaut son pesant d’or. Mais, comme la ressource sauvage est abondante, l’élevage met du temps à démarrer véritablement. Pour les deux types de pétoncles : géant et d’Islande, deux espèces à croissance lente, malgré des efforts de recherche et développement commencés dans les années 1990, des projets d’ensemencement issus du captage de naissain en milieu naturel et l’apparition d’entreprises, l’essor se fait attendre. La pectiniculture représentait moins de 5% de la production maricole québécoise en 2017 et 2018 (le MAPAQ observe également qu’il s’agit d’une pratique marginale au Canada). Le nombre d’exploitations varie entre deux et quatre selon l’année. Elles sont disparues du paysage des îles et diminuent leur activité ailleurs. Toutefois, la diversification et le déploiement de sorties d’interprétation destinées aux touristes offrent des pistes d’avenir. Le pétoncle de baie (ou Princesse?) qui atteint plus rapidement sa taille commerciale en écloserie, intéresse actuellement certains éleveurs.
Beaucoup d’espoir pour l’ostréiculture
L’intérêt pour l’ostréiculture est le plus marqué et les changements climatiques pourraient aider en diminuant le temps de croissance des huîtres, la température de l’eau se maintenant autour de 20°C dans plusieurs secteurs des Îles-de-la-Madeleine et en Gaspésie pendant plusieurs semaines. Cinq entreprises commercialisent des huîtres. Trois aux îles, une en Gaspésie et une autre sur la Côte-Nord. Le succès de la Trésor du Large (de Christian Vigneau) a été suivi par ceux de la William B, de la Ferme maricole du Grand Large; de la Grande-Entrée, de Grande-Entrée Aquaculture; de la Old Harry et des Huîtres Baie-des-Chaleurs, ces deux dernières ne produisant que des huîtres. Ajoutons les projets de diversification pour les Moules Carleton-sur-Mer, les premières ventes d’huîtres de la Côte-Nord de la Ferme maricole Purmer et le permis expérimental d’affinage détenu par Manowin, à Anticosti.
En consultant le profil de l’industrie maricole, on constate que la production, en nombre d’unités (d’huîtres), a augmenté de 136% entre 2015 et 2019. En 2015, l’huître représentait près de 41% de la valeur des ventes réalisées par les mariculteurs québécois et 65% en 2019.
La mariculture québécoise regroupe des gens déterminés, patients, qui doivent maîtriser la règlementation de plusieurs ministères, monter des plans d’affaire, obtenir financement et permis d’exploitation avant même d’immerger leurs mollusques en milieu naturel, mais ils tiennent le coup : « C’est une belle job, un métier passionnant! » me confieront certains. La preuve? C’est qu’ils continuent d’y croire.
Un secteur dulcicole prêt à prendre de l’expansion
Au Québec, mariculteurs et dulciculteurs se retrouvent autour de leurs tables de discussion respectives. Les éleveurs en eau douce, parce qu’ils élèvent des espèces animales, font partie d’une fédération spécialisée de l’Union des producteurs agricoles (UPA) : l’Association des aquaculteurs du Québec. Ces spécialistes des salmonidés (truite arc-en-ciel, omble de fontaine et omble chevalier) se divisent en deux groupes : celui de l’ensemencement des plans d’eau de pêche sportive pour les deux tiers et la production de poisson pour la consommation humaine pour le tiers restant, soit près de 400 tonnes par année. Implantées depuis le milieu du XIXe siècle pour répondre aux besoins des sites privés, les piscicultures ont, cent ans plus tard, connu un élan alors que la demande pour la pêche récréative s’impose à plus grande échelle. Ce n’est que vers 1980 que débute l’élevage pour le marché de la table. Aujourd’hui, on compte environ 90 dulciculteurs sur le territoire. Ils sont présents partout, à l’exception du Nord-du-Québec. Eux aussi ont relevé plusieurs défis.
En plein essor dans les années 1990, l’industrie est alors placée devant l’obligation de réduire son impact. Les rejets de phosphore qu’elle génère forcent l’adoption d’une norme les limitant à 4,2 kilos de phosphore par tonne de production. Il s’agirait d’une des plus sévères au monde. Toutes s’y conforment, mais seules celles établies dans des régions où le bassin versant ne se trouve pas en surplus de phosphore peuvent actuellement augmenter les volumes.
Les salmonidés sont des espèces carnivores qui se nourrissent de poissons et d’insectes. Ils ont besoin de protéines. En élevage, elles leur sont fournies par des granules qui contiennent des farines de viande, de poisson sauvage et de végétaux (blé, maïs, soya). Leur croissance réclame également l’ingestion d’huiles de poisson (que l’on réussit à substituer depuis quelques années). Pêcher des poissons pour alimenter…des poissons est un des enjeux de l’aquaculture et de la pêche en général (c’est ainsi qu’on appâte, par exemple, les homards dans les casiers).
Le travail effectué par Grant Vandenberg, professeur titulaire au Département des sciences animales à l’Université Laval vise à développer des farines d’insectes et à réduire les niveaux de phosphore dans l’alimentation des poissons (donc, de réduire les taux à l’effluent). Il nous apprend que le Québec est en voie de devenir un leader en Amérique du Nord à ce chapitre et qu’une chaire de recherche a vu jour pour explorer ces possibilités et, qui sait, rendre le Québec moins dépendant de l’approvisionnement en moulées spécialisées, produites par des multinationales. François Guillemette, président de l’Association des aquaculteurs et copropriétaire de la Pisciculture Jacques-Cartier et de la Pisciculture Alphonse-Tellier fille entrevoit une transformation de la dulciculture, dans la prochaine décennie.
Le potentiel d’expansion se trouve donc dans des régions où les pratiques agricoles génèrent moins de rejets de phosphore et dans cette révolution de la diète des poissons. Julie Roy, directrice de la Table filière de l’aquaculture en eau douce du Québec reconnaît que le marché de l’ensemencement est en équilibre alors que la demande est forte pour la truite « de table ». Des 1 100 à 1200 tonnes produites annuellement, seulement 10% se retrouvent dans les assiettes: « Le Québec ne produit en ce moment que 10% de ce qu’il consomme. » De plus, l’engouement pour la pêche sportive stimule la demande.
Photo : Raymer Aquaculture
Un plan d’avenir pour l’aquaculture
Pour la mariculture, Gilbert Scantland rêve d’un développement à long terme inspiré de l’essor de l’éolien. La démarche s’appuierait sur une vision, des objectifs, des investissements dans la filière et servirait de levier économique dans les régions maritimes.
En dulciculture, Julie Roy affirme que tout est là pour l’expansion : « C’est une façon de dynamiser le territoire, une activité écoresponsable, un aliment santé, déjà connu des mangeurs. » Grant Vandenberg complète ses propos : « Nous produisons sur terre, dans des milieux contrôlés, nos normes strictes seront payantes, à la longue. Les éleveurs sont plus conscients des enjeux environnementaux. Ils se professionnalisent. »
Dans un Québec où le choc de la COVID-19 accélère la réflexion sur l’autonomie alimentaire, il y a sans doute lieu de pérenniser ce qui existe, d’harmoniser les actions des ministères, d’accélérer les processus réglementaires et d’imaginer de nouvelles avenues. Tous en rêvent et y travaillent, en rappelant que le Québec s’est engagé à doubler sa production aquacole, d’ici 2025.