Sortir les pêcheurs de la misère : un bref retour sur l’œuvre de Louis Bérubé
Louis Bérubé, un homme dédié au bien commun
Homme simple issu d’une famille modeste, typique du Québec rural du début du 20 siècle ayant défriché la terre du Bas-Saint Laurent pour en vivre, Louis Bérubé se voit offrir, dès ses 14 ans, « la possibilité de faire de grandes études, une chance inouïe qui le rendra maître de son destin »2 . Il effectue ainsi son cours classique au séminaire de Rimouski avant de faire un baccalauréat en agronomie, avec spécialisation en économie rurale et en coopération, à l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la Pocatière. Le jeune est doué, mais surtout dévoué. Si en tant que premier de classe il sort du lot, ses études lui permettent par-dessus tout de développer un sens aigu de la justice sociale et du bien commun, qui le guidera tout au long de sa vie.
LB étudiant au Séminaire de Rimouski en 1917. Crédit photo : Fonds Séminaire de Rimouski, Archives nationales à Rimouski.
Qu’entendons-nous par modernisation des pêches ?
De manière générale, la modernisation des pêches au Québec maritime et au Canada atlantique fait référence, au niveau de la capture, à l’introduction de nouveaux modèles de bateaux, plus gros, souvent en acier et motorisés, d’engins de pêche plus performants, comme le chalut ou la palangre de fond. Du côté de la transformation, cette modernisation passe par l’apparition d’usines de transformation de taille industrielle, dotées d’équipements pour les produits frais, congelés ou en conserve. Progressivement, ces procédés de transformation se substituent aux techniques traditionnelles de salage et de séchage. Ce mouvement suit plus généralement le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale de l’Europe vers l’Amérique du Nord, tout particulièrement les États-Unis, qui deviennent par la même occasion le principal marché d’exportation des produits du Saint-Laurent. Cette modernisation des pêches au 20e siècle s’accompagne donc d’un accroissement substantiel du niveau de capture, d’une intégration verticale de la chaîne d’approvisionnement (capture- transformation-commercialisation) et d’une concentration de la propriété et du contrôle décisionnel.
LB vers 1945. Crédit photo : Archives de la Côte-du-Sud
LB vers 1955. Crédit photo : Archives familial
l’éducation. En 1929, alors qu’il est gérant de l’entreprise Le Poisson de Gaspé lté, il est embauché comme professeur de technologie de la pêche et de la pisciculture à l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la Pocatière. Ce retour là où il a complété sept ans plus tôt son baccalauréat en agronomie fait de lui le tout premier professeur embauché spécialement pour enseigner la pêche commerciale 6.
fondation de l’École supérieure des pêcheries (ÉSP). Elle sera établie dans l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la Pocatière et sera également affiliée à l’Université Laval. Louis Bérubé enseignera à l’ÉSP en plus d’y occuper la fonction de secrétaire – et officieusement de directeur – jusqu’à sa retraite en 1962.
Vers 1945, le Toubib, bateau-école de l’École supérieure des pêcheries qui servira aussi pour la recherche. Crédit photo : Cote Jocelyn Lindsay.
La fin abrupte de l’École supérieure des pêcheries (ÉSP)
En 1962, l’Université Laval annonce le déplacement de l’École d’agriculture de Sainte- Anne-de-la-Pocatière sur le campus de Sainte-Foy. Parti à la retraite la même année, Louis Bérubé « n’a plus voix au chapitre » 10. Le sort de l’ÉSP est pourtant intimement lié à celui de l’École d’agriculture. Sa fermeture est décidée, elle accueillera sa dernière cohorte, qui complètera sa scolarité en 1965. Institution façonnée et dirigée par le clergé, l’ÉSP n’a pas survécu au mouvement de laïcisation du système d’éducation de la Révolution tranquille.
Au cours de ses 24 années d’existence, l’ÉSP aura diplômé un total de 79 ingénieurs en pêcheries. Des cadres intermédiaires et supérieurs qui « ont joué un rôle central à une époque entre le déclin de l’hégémonie des grandes compagnies et l’arrivée au pouvoir de gouvernements plus progressistes au début des années 1960. […] Ils ont contribué à dynamiser les entreprises, coopératives, organisations publiques, établissements de formation, groupements de pêcheurs et centres de recherche » 11, bref ils ont grandement contribué à la modernisation du secteur des pêches.
De la pêche familiale à l’École !
Les débuts de l’École d’apprentissage en pêcheries de Grande-Rivière sont difficiles. Le Québec accuse du retard dans la modernisation de ses pêcheries, qui sont encore majoritairement traditionnelles et côtières. La flotte est composée de barges et de chaloupes de mer, tandis que les pêcheurs « sont formés sur le tas au sein de la famille et de la communauté. […] Ils disposent de « savoirs locaux » qui ne s’enseignent pas dans les écoles » 13. Il faudra attendre le financement des Gaspésiennes à partir de 1955, et surtout la constitution d’une flotte conséquente de chalutiers et de cordiers au début des années 1960, pour que l’école rejoigne un bassin élargi d’étudiants désireux d’acquérir des connaissances et des savoir-faire que la génération précédente ne peut plus leur transmettre. L’École instaurera ainsi un premier cours complet de deux ans, entièrement dédié à la pêche moderne à partir de 1954 et son bâtiment sera agrandi l’année suivante afin de recevoir des cohortes plus nombreuses.
L’évolution des institutions de formation en pêcheries au Québec après la fermeture de l’ÉSP
La fermeture de l’ÉSP à partir de 1962 a créé une brèche dans le système de formation en pêcheries au Québec. Une brèche qui a quelque peu été colmatée avec le temps, sans toutefois recréer la formule particulière qui caractérisait l’ÉSP. Alors qu’en 1968 l’École d’apprentissage en pêcheries de Grande-Rivière était affiliée au cégep de la Gaspésie, « à la fin des années 1970, le Centre universitaire de Shippagan [au Nouveau-Brunswick] ouvre un baccalauréat en gestion des pêches. En 1983, le campus de Grande-Rivière se voit confier de nouveaux mandats de recherche appliquée, de transfert technologique et d’information. Le nom de l’établissement change pour celui de Centre spécialisé des pêches. De son côté, l’Université du Québec à Rimouski démarre en 1985 une maîtrise en gestion des ressources maritimes qui vise à former des gestionnaires. Enfin, en 1987, le ministère des Pêches et Océans met sur pied un centre de recherche francophone, l’Institut Maurice-Lamontagne, établi à Mont-Joli. Mises ensemble, ces initiatives vont venir combler le vide laissé par la fermeture de l’École supérieure des pêcheries et déplacer les centres décisionnels de la ville de Québec vers Rimouski et la Gaspésie » 15.
Plus que de simplement soutenir le développement de centres de recherche, Louis Bérubé va s’assurer de bâtir des ponts avec les établissements de formation, tout en veillant à ce que l’un et l’autre soient mis au service des besoins de l’industrie québécoise. D’ailleurs, lors de la fondation de l’École d’apprentissage en pêcheries, le choix de Grande-Rivière n’est pas anodin : l’École est établie dans la même municipalité que les deux centres de recherche fédéral et provincial. Il vient confirmer le « rôle de pôle de développement en recherche et en formation halieutiques » 18 de Grande-Rivière. Tout comme l’ÉSP, l’École d’apprentissage en pêcheries « collabore depuis longtemps avec l’industrie à des projets de recherche appliquée et d’expérimentation technologique » 19.
Comment expliquer l’échec de la première vague du mouvement coopératif ?
À l’époque, la morue salée-séchée, la Gaspé Cured, est le principal produit tiré d’une pêche encore artisanale et côtière. Les pêcheurs et leurs communautés sont sous l’emprise totale de marchands anglo-normands, qui font la pluie et le beau temps. La création des premières coopératives vise justement à affranchir les pêcheurs des marchands, ce qui ne se fera pas sans résistance de leur part. Au sein des coopératives, des difficultés organisationnelles, notamment pour l’approvisionnement, surgissent rapidement : « beaucoup de pêcheurs sociétaires livrent leur poisson aux compagnies concurrentes » 21. Le gouvernement, pourtant favorable aux coopératives au départ, se désintéresse du mouvement. Les promoteurs, y compris Louis Bérubé, manquent de compétences et « ne maîtrisaient pas les principes de base de la coopération » 22. Puis, vers la fin des années 1920, le marché italien, principal acheteur de la Gaspé Cured, se ferme progressivement lorsque Benito Mussolini arrive au pouvoir. La crise économique mondiale qui éclate en 1929 viendra sceller le sort des coopératives gaspésiennes, à l’exception de celle de Carleton-sur-Mer, qui survivra.
Au-delà de ses principales contributions aux pêcheries québécoises, Louis Bérubé s’est constamment impliqué dans sa communauté, que ce soit en tant qu’homme d’affaires, conseiller, journaliste, conférencier, enseignant ou militant. À la fois un « homme de terrain capable de fileter une morue » 29 et un intellectuel participant activement au débat public, il est reconnu comme un spécialiste dans son domaine, au Québec comme à l’étranger. Dans ses dernières années de vie active et pendant sa retraite, il siègera d’ailleurs à différents conseils d’administration, comme ceux de l’Office des prix des produits de la pêche ou de la Fédération des coopératives de pêcheurs du Canada. Il agira aussi à titre de conseiller spécial pour l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), pour différents gouvernements provinciaux du Canada et pour l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Il réalisera également différentes missions à l’international, notamment en Asie (Cambodge, Inde, Sri Lanka, Cambodge, Malaisie) et en Amérique latine (El Salvador, Honduras, Nicaragua, Costa Rica, Brésil). Toujours « fidèle à ses principes, il propose plutôt d’aider ces pays à mieux organiser leur production alimentaire. Bref, comme on le disait souvent à l’époque « montrer à pêcher plutôt que donner un poisson » 30.
En somme, Louis Bérubé laisse le souvenir d’un travailleur acharné qui n’a jamais ménagé les efforts pour servir le bien commun. Doté d’une vision de long terme et déterminé à l’accomplir, il a constamment maintenu le cap sur la modernisation des pêcheries québécoises. Même si l’histoire ne s’écrit jamais par une seule personne, et qu’il a pu compter sur plusieurs collaborateurs du milieu des pêches, du clergé ou du gouvernement pour réaliser cette œuvre, il n’en demeure pas moins la pierre angulaire. Au travers de la nécessité d’une intervention étatique structurante, des institutions de formation et de recherche scientifique de pointe, ainsi que d’un mouvement coopératif fort, il nous lègue encore aujourd’hui les clés qui pourraient permettre au secteur des pêches de sortir de sa crise actuelle et d’asseoir sa prospérité pour les années à venir.
Références
1- Myre, G. (2023). Louis Bérubé. Le renouveau de la pêche québécoise au XX e siècle, La Pocatière, Société d’histoire et de généalogie de la Côte-du-Sud, 195 p
2- Ibid., p. 11.
3- Ibid., p. 29-39.
4- Ibid., p. 62.
5- Ibid., p. 61.
6- Ibid., p. 57-58.
7- Ibid., p. 71.
8- Les étudiants sont aussi tenus de réaliser un total de neuf mois de stages dans des entreprises et des organisations du milieu des pêches, afin d’acquérir une expérience pratique et compenser pour l’éloignement géographique de l’École avec les régions maritimes. Ibid., p. 80-82.
9- Ibid., p. 85.
10- Ibid., p. 87.
11- Ibid., p. 88.
12- Ibid., p. 97-98.
13- Ibid., p. 100.
14- Ibid., p. 88.
15- Ibid., p. 88.
16- Ibid., p. 133-134.
17- Ibid., p. 53.
18- Ibid., p. 97.
19- Ibid., p. 133.
20- Ibid., p. 71-72.
21- Ibid., p. 44.
22- Ibid., p. 45.
23- Ibid., p. 45.
24- Ibid., p. 89.
25- Ibid., p. 90.
26- Ibid., p. 93.
27- Ibid., p. 95-96.
28- Ibid., p. 96.
29- Ibid., p. 57.
30- Ibid., p. 127.