Le coupeur de glace et le poulamon : une brève histoire de la pêche aux poissons des chenaux
Par Élisabeth Cardin, Autrice et rédactrice
Avec la contribution d’Émilie Roy-Element, Directrice adjointe, Pêche aux petits poissons des chenaux
À l’hiver 1938, Eugène Mailhot est parti sur la rivière Saint-Anne, armé de sa scie, de son pic et de ses pinces, pour aller chercher des gros blocs de glace.
À l’époque, le métier de coupeur de glace était essentiel. Dans les maisons, on disposait de glacières de bois dans lesquelles on plaçait les blocs afin de pouvoir conserver les aliments. L’histoire ne dit pas s’il s’est mis à pêcher dans le trou qu’il venait de faire ou s’il a remarqué un quelconque mouvement sous la glace, mais cette journée-là, Eugène Mailhot a découvert qu’il y avait, dans l’eau glaciale de la rivière Sainte-Anne, des petits poissons des chenaux. Beaucoup de petits poissons des chenaux.
On connaissait ce poisson, aussi appelé poulamon – du micmac pounamon, transformé en poulamon par les acadiens – qui était pêché depuis toujours par certains peuples iroquoiens et algonquiens du Québec. On savait aussi qu’il y en avait eu beaucoup dans le coin de Trois-Rivières, avant l’arrivée des industries de pâtes et papiers. Le nom poisson des chenaux proviendrait d’ailleurs des trois chenaux formés par les îles présentes à l’embouchure de la rivière Saint-Maurice, ancien lieu de fraie de prédilection de ces petits poissons anadromes.
Crédit photo: Coupeurs de glace, photo tirée de Histoires de chez nous
Le poulamon vit dans les eaux salées du fleuve Saint-Laurent et entreprend une migration en amont vers les eaux douces des rivières pour aller déposer ses œufs dans ce qu’on appelle le frasil (prononcé frâsi par les locaux), cette espèce de slush que l’on retrouve sous la surface des cours d’eau glacés. Affecté par la présence des usines, le poulamon aurait décidé d’aller frayer dans les eaux moins polluées des rivières Batiscan et Saint-Anne. En 1938, donc, Eugène Mailhot est revenu de la rivière avec non seulement de beaux blocs de glace, mais avec aussi une très bonne nouvelle: on aurait du poisson à manger cet hiver.
Le carnaval de Sainte-Anne-de-la-Pérade
Rapidement, la pêche de celui qu’on appelle aussi le petit poisson de Noël, est devenue virale. Les familles mauriciennes se sont mises à installer des cabanes sur la rivière afin de pouvoir profiter de la «manne d’hiver» beau temps, mauvais temps. Et la nouvelle a vite voyagé vers Montréal et Québec. Dès les années 1940, les visiteurs venaient eux aussi profiter de l’abondance des petits poissons des chenaux afin de faire des provisions pour l’hiver.
C’est dans les années 1950 que le village sur glace de Sainte-Anne-de-la-Pérade a commencé à s’organiser pour évoluer vers celui que l’on connaît aujourd’hui. Presque 1000 cabanes étaient louées aux touristes pour des forfaits de pêche, un premier carnaval était lancé (avec des mascottes et une reine du carnaval!) et on retrouvait même, parmi les chalets éparpillés, des restaurants de style snack bar où l’on pouvait déguster, entre autres, des poissons des chenaux.
Les débuts du village sur glace de Sainte-Anne-de-la-Pérade
Une fierté mauricienne
Mais cette belle époque ne dura pas éternellement. On le sait, lorsqu’une ressource est exploitée au-delà de sa capacité à se régénérer, elle décline en quantité. Dans les années 1980, la pêche commerciale du poulamon battait son plein à l’embouchure de la rivière, affectant dangereusement le succès des pêches en cabane. Le village glacé passa de 1000 cabanes à environ 230, mais – au grand bonheur des péradien·ne·s – un moratoire interdisant la pêche commerciale du petit poisson d’hiver fut adopté en 1992.
En 2023, 85è année de la pêche sur glace sur la Sainte-Anne, la population de poulamon va bien, et le village temporaire aussi. 19 entreprises – qui sont chacunes responsables d’entretenir leur périmètre de glace et leurs bâtiments – installent des dizaines de cabanes afin de recevoir les nombreux pêcheurs hivernaux qui défilent chaque année dans les rues aménagées sur la rivière.
Crédit photo: Samuel Cyr pour le festival Les Petits Poissons des Chenaux
Le poulamon dans nos assiettes
L’histoire du petit poisson d’hiver est fascinante et constitue une réelle fierté pour les gens de la région. Mais une question subsiste: aujourd’hui, est-ce que les pêcheurs et pêcheuses de petits poissons des chenaux mangent leurs prises? Malheureusement, la culture culinaire qui entoure le poulamon n’est plus ce qu’elle était. Pour toutes sortes de raisons – popularité des supermarchés et des produits importés, croissance de l’alimentation industrielle, perte des connaissances culinaires, moratoire sur la pêche commerciale – le poulamon n’est plus vraiment prisé pour ses qualités gastronomiques. Pourtant, l’histoire démontre que ce poisson, longtemps appelé petite morue, détient un potentiel culinaire aussi intéressant que le capelan ou l’éperlan.
Roulé dans la farine et frit à la poêle, poché dans un bouillon, en bouillotte avec des patates et du lard salé, en chiard de Goélette, en fish n’ chips ou en accras : il y a plusieurs façons – anciennes et actuelles – d’aller au-delà de la pêche sportive et de valoriser la chair de ce poisson délicieux, comme l’ont si bien fait Eugène Mailhot, sa famille et ses voisin·e·s, dans un passé pas si lointain.
« S’il vous était donné de passer en hiver sur la place du marché aux Trois-Rivières, vous y verriez de nombreux étalages devant lesquels des poissonniers chaudement vêtus tapent de la semelle pour se réchauffer. Dans ces étalages, vous trouveriez de la morue salée, des filets de différents poissons du golfe, du hareng fumé, des anguilles pêchées sur la rive sud. Mais vous remarqueriez surtout des amoncellements de petits poissons d’environ six pouces, gelés et roses. C’est le poisson des Chenaux: le délice des tables trifluviennes au cours des fêtes. Il se vend à la mesure. On le sert tout simplement dans un bouillon généreux, mêlé à des tranches de pommes de terre. Ou encore frit dans le beurre.»
Extrait du Mauricien à propos marché de Trois-Rivières (1938), Banque de données lexicographique panfrancophone
À propos de l’autrice
Elisabeth Cardin est une autrice et rédactrice installée à Saint-Jean-Port-Joli. Formée en horticulture et en écologie, elle a été copropriétaire du restaurant Manitoba à Montréal, où elle a su mettre de l’avant pendant 8 ans le patrimoine culinaire québécois. En 2021, elle publie L’érable et la perdrix, l’histoire du Québec à travers ses aliments et Le temps des récoltes: cultiver le territoire. Elle collabore actuellement avec divers magazines et journaux comme Caribou, Beside, Dinette, Nouveau Projet, le Devoir et plus récemment, avec le collectif Mange ton St-Laurent. Elle est aussi la scénariste et narratrice du balado Manger le territoire et l’autrice du Manifeste de la résilience des fermiers et fermières de famille du Québec.
Crédit photo: Philippe Richelet